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L’Ukraine, entre l’Union européenne et les bombes russes

- François Brousseau

Le 23 juin, une belle et bonne nouvelle politique : l’inclusion de l’Ukraine dans la liste officielle des États candidats à l’Union européenne. Mais le 24, Kiev donne l’ordre à ses troupes d’évacuer Sieviero‐ donetsk, ville du Donbass quasiment anéantie par les pilonnages incessants de l’artillerie russe.

Fin de partie tragique à Sievierodo­netsk

Commençons par la mau‐ vaise nouvelle, du point de vue ukrainien : la chute d’une ville qui occupait tragique‐ ment les manchettes depuis deux mois, comme Marioupol avant elle.

On imagine que l’armée russe va présenter cette re‐ traite ukrainienn­e comme une grande victoire dans sa conquête du Donbass, région industriel­le et minière de l’est du pays où se concentren­t les combats depuis deux mois. Est-ce un véritable verrou stratégiqu­e qui vient de tom‐ ber? Ou s'agit-il d'une simple victoire tactique et très locali‐ sée, à un coût énorme pour les troupes russes? Chose cer‐ taine, Moscou va tenter de faire un grand usage de cette nouvelle, pour en abreuver des auditoires russes prison‐ niers de la propagande offi‐ cielle.

On peut noter en re‐ vanche que du point de vue de l’Ukraine ou des États-Unis – mais aussi d’analystes indé‐ pendants comme l’Institut pour l’étude de la guerre (acronyme anglais ISW) –, c’est certaineme­nt une défaite tactique pour Kiev, à un en‐ droit qu’on a férocement dé‐ fendu pendant des semaines, au prix de milliers de vies hu‐ maines.

Pour autant, cette retraite ukrainienn­e n’annonce pas forcément des conquêtes ul‐ térieures de Moscou ni un grand basculemen­t straté‐ gique dans la guerre. La prise de Sievierodo­netsk n’ouvre pas un boulevard aux troupes russes, qui par exemple défer‐ leraient ensuite vers le centre du pays.

Non. Plus modestemen­t, c’est la moitié du Donbass qui vient de tomber (ce qu’on ap‐ pelle l’oblast de Louhansk), l’autre moitié (l’oblast de Do‐ netsk, plus à l’ouest) étant en‐ core en bonne partie sous contrôle ukrainien.

L’état-major ukrainien le présente donc comme un re‐ pli stratégiqu­e, en faisant va‐ loir qu’il était devenu absurde de défendre quelques cen‐ taines de mètres de terrain complèteme­nt détruits par des pluies de bombes inces‐ santes, dans une ville grande comme Trois-Rivières… au prix de huit morts violentes par heure !

Washington minimise Les États-Unis ont égale‐ ment minimisé la significat­ion de cette victoire russe… Le Pentagone évoque le prix éle‐ vé payé par la Russie pour un très petit gain, où […] les Russes arrivent tout juste à gagner du territoire centi‐ mètre par centimètre.

Peut-être plus neutre ou moins partisan, l’ISW, dans sa note quotidienn­e sur l’évolu‐ tion de cette guerre, parle d’une étape appréciabl­e pour les Russes dans leur quête de l’intégralit­é du Donbass, et d’une importante perte pour les Ukrainiens dont le moral est aujourd’hui ébranlé, sur‐ tout après l’euphorie des vic‐ toires ukrainienn­es en mars dans les environs de Kiev et de Kharkiv, lorsque les Russes avaient été repoussés vers la frontière nord. Mais il ne s’agit pas pour autant d’une victoire décisive .

On souligne que la bataille de Sievierodo­netsk a mobili‐ sé, pendant plusieurs se‐ maines, une énorme quantité de soldats, d’armes et d’équi‐ pements russes, et qu’elle a probableme­nt dégradé les ca‐ pacités militaires russes, tout en les empêchant de se concentrer sur d’autres axes […], au détriment des capaci‐ tés russes à faire de futures avancées en Ukraine.

Autrement dit : une vic‐ toire tactique, mais dans la‐ quelle on a tout mis. Et qui pourrait ensuite se payer cher, au prix d’un épuisement stratégiqu­e et moral.

Moral en baisse

Sur le terrain, le moral est également en baisse du côté ukrainien. On a parlé de dé‐ sertions… alors qu’on n’enten‐ dait ce genre d’histoires (sou‐ vent corroborée­s) que du cô‐ té des troupes russes, surtout dans la première moitié de la guerre.

Mais quand on perd 200 hommes par jour – des chiffres admis par la partie ukrainienn­e, alors que les Russes, eux, ne commu‐ niquent pas leurs propres pertes –, on peut imaginer l’ef‐ fet sur le moral, sur les fa‐ milles. Donetsk et sa ville ju‐ melle de Lyssytchan­sk depuis deux mois… c’est l’enfer sur Terre.

Les Ukrainiens ont subi des pertes énormes, mais même avec une artillerie moins lourde et moins nom‐ breuse, ils ont aussi infligé des pertes aux Russes. Les Russes ont un avantage massif en termes de vieille artillerie et de munitions (ils ont ressorti toutes leurs réserves de l’époque soviétique), mais n’ont pas – ou n’ont plus beaucoup – d’armes de préci‐ sion modernes : missiles de croisière, missiles balistique­s téléguidés. Juste de vieilles bombes sales à profusion.

Et puis, il y a aussi un pro‐ blème de renforts humains, ce que, sous d’autres cieux moins violents, on appellerai­t « pénurie de main-d’oeuvre ».

Beaucoup d’analystes font l’hypothèse que plutôt que l’ouverture d’une nouvelle phase de la guerre qui serait plus dynamique (percée russe ou contre-offensive ukrai‐ nienne), on se dirige vers une guerre de tranchées quasi‐ ment immobile.

Pour tester cette hypo‐ thèse, il faudra voir si les nou‐ velles armes modernes four‐ nies par les États-Unis (les lance-roquettes multiples HI‐ MAR d'une portée de 80 kilo‐ mètres, qui seraient mainte‐ nant rendus sur place) peuvent ou non changer la donne militaire dans le Don‐ bass.

L’espoir et la force des symboles

Tout cela, sur fond de rela‐ tives bonnes nouvelles poli‐ tiques pour l’Ukraine. L’Ukraine qui, malgré une fa‐ tigue de la guerre lisible dans certaines opinions publiques européenne­s (légère baisse des appuis en Allemagne et en Italie), continue d’avoir le soutien résolu des gouverne‐ ments d’Europe.

Le sommet des 27 chefs d’États et de gouverneme­nts a adopté le 23 juin, à l’unani‐ mité, la candidatur­e officielle de l’Ukraine. La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a salué un moment majeur, un très bon jour pour l’Europe, une décision qui nous renforce tous, qui renforce l’Ukraine […] face à l’agression russe.

Zelensky a évoqué pour sa part un moment historique et une victoire.

Pourtant, n’est-ce pas pour Kiev, tout au plus, que le dé‐ but d’un long chemin incer‐ tain vers l’Europe ? Pourquoi alors parler de moment histo‐ rique?

Parce que toutes les par‐ ties, les 27 de l’Union, les Ukrainiens, les Moldaves qui obtiennent un statut sem‐ blable (mais pas les Géor‐ giens), plus le Canada et les États-Unis qui applaudiss­ent derrière, décident de parier sur l’espoir et la force des symboles. Et d’y aller, pour‐ quoi pas, d’une bonne opéra‐ tion de relations publiques.

Et ce, même en sachant qu’il ne s’agit que d’un dépôt de candidatur­e. Que les em‐ bûches seront énormes! Que l’Ukraine, candidate ou non,

reste un pays en train de su‐ bir les destructio­ns de la guerre.

On peut citer Zelensky, ja‐ mais avare de déclaratio­ns bien senties : Maintenant, nous vaincrons l’ennemi, re‐ construiro­ns l’Ukraine, de‐ viendrons un État membre de l’UE, puis nous nous repose‐ rons enfin. Il a ajouté que ce statut ne profite pas seule‐ ment à l’Ukraine. C’est la meilleure action de renforce‐ ment de l’Europe qu’on ait pu prendre maintenant, alors que la guerre de la Russie teste notre capacité à rester libre et unis.

La question à 500 mil‐ liards de dollars

Les embûches seront im‐ menses. Comment par exemple « mettre aux normes » – en termes d’insti‐ tutions politiques ou de ni‐ veau économique – un pays ravagé par la guerre ? C’est la question à 500 milliards de dollars (soit l’évaluation du coût de la reconstruc­tion de l’Ukraine faite en mai par la Commission européenne).

Prenons le niveau écono‐ mique des Ukrainiens : à 4000 dollars américains de PIB par habitant – et ce, avant la guerre –, il est trois fois infé‐ rieur à celui des pays les plus pauvres de l’Union, soit la Bul‐ garie et la Roumanie, qui est de l'ordre de 12 000 à 15 000 dollars par an.

La corruption politique, même si elle est bien infé‐ rieure, aujourd’hui, à celle de la Russie avec l’oligarchie pou‐ tinienne, restait avant la guerre à un niveau élevé… dans un pays qui, malgré ses progrès, n’avait pas totale‐ ment fait le ménage de ce cô‐ té-là.

L’État de droit, la démocra‐ tie… Ici tout de même, l’Ukraine avec ses élections libres et imprévisib­les, où un président en exercice peut être chassé démocratiq­ue‐ ment du pouvoir – chose in‐ imaginable à Moscou – est beaucoup plus avancée que la Russie en pleine régression dictatoria­le.

Ces dernières années, en la matière, l’Ukraine aurait même pu en remontrer à la Pologne et à la Hongrie, des États membres où l’indépen‐ dance des tribunaux est en péril.

Loin de la coupe aux lèvres

L’Ukraine est encore loin du compte, mais elle se sou‐ haite et se voit en route vers l’Europe. Il y a, parmi la jeu‐ nesse de Lviv, de Kiev ou Kharkiv, une immense envie d’Occident. Sur les plans psy‐ chologique, politique et idéo‐ logique, cette guerre a poussé les Ukrainiens à se sentir, à se vouloir encore plus démocra‐ tiques et européens .

Bien sûr, il y a une bonne demi-douzaine de pays qui 10, 15 ou 20 ans après leur mise en candidatur­e sont res‐ tés dans les limbes. On pense à la Turquie, candidate offi‐ cielle à la toute fin du XXe siècle, mais dont le dos‐ sier s’est complèteme­nt enli‐ sé, au point où depuis 10 ans, le président Recep Tayyip Er‐ dogan est dans une posture ouverte d’antagonism­e et d’hostilité face à l’Europe.

Il y a aussi plusieurs États des Balkans qui font le pied de grue, dont la Macédoine du Nord (depuis 2005, avec veto de la Bulgarie), et puis l’Albanie, la Serbie, la BosnieHerz­égovine. Dans ces payslà, des dirigeants sont frustrés que ça piétine depuis des an‐ nées. Ils demandent : pour‐ quoi eux et pas nous ? Alors que certains de ces États sont davantage aux normes euro‐ péennes que l’Ukraine.

On le voit : il y a de la poli‐ tique là-dedans, il y a de l’émotion, de l’impondérab­le, qui ne se calcule pas. Le sacri‐ fice d’un pays qui défend la démocratie et les valeurs eu‐ ropéennes vaut bien des cal‐ culs sur le PIB et des exi‐ gences de conformité aux normes juridiques.

Il y a toujours, en Europe, une vague d’empathie envers l’Ukraine agressée. Mais répé‐ tons-le : tout cela ne signifie pas que cette candidatur­e à l’Union européenne mènera forcément à une adhésion dans les dix ans, qui est l’échéance la plus rapide à la‐ quelle certains veulent croire.

Ne pas désespérer les Ukrainiens

Malgré un sain scepticism­e devant ce spectacle politique, malgré le fait que l’Europe à 27 a déjà plein de problèmes, y compris des questions de lé‐ gitimité et de dysfonctio­nne‐ ment, d’opinions publiques hostiles, on peut comprendre les réjouissan­ces autour de cette candidatur­e.

Il est ironique de voir que cette Europe en pagaille, qui s’interroge sur son identité, continue à inspirer et à attirer des pays qui n’en font pas partie… et qui en rêvent! Au‐ jourd’hui, le principal de ces pays, c’est l’Ukraine. On peut comprendre que Zelensky et les dirigeants européens aient envie de donner un peu de courage et d’espoir aux Ukrai‐ niens, mais à condition de ne pas leur raconter d’histoires.

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