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Kamasi Washington et Ravi Coltrane : aux noms des pères, des fils et du jazz

- Philippe Rezzonico

Il y a bien longtemps que des tas de festivals où fi‐ gure l’appellatio­n « jazz » en ont perdu le sens et l’es‐ sence. Pas le Festival inter‐ national de jazz de Mont‐ réal. Et le week-end qui vient de se terminer vient de prouver au centuple.

Il s’est passé quelque chose d’énorme, samedi, aux deux tiers du concert du saxophonis­te Kamasi Wa‐ shington et The Next Step sur la place des Festivals.

Lors de la finale à rallonge supersoniq­ue de la composi‐ tion The Truth, Washington, son père Rickey (flûte traver‐ sière) et Ryan Porter (trom‐ bone) ont fait exploser la ligne mélodique soutenue par la contrebass­e déjantée de Miles Mosley et la cavalcade d’ivoires de Cameron Graves, pendant que les batteries de Mitch Mitchell et de Tony Aus‐ tin propulsaie­nt le tout dans la stratosphè­re avec autant d’aisance que la Fusée XL5 s’envolait vers l’espace dans ma jeunesse.

La clameur de la foule qui a salué la performanc­e n’était rien de moins que toni‐ truante, comme si, tous et toutes, au même moment ve‐ naient de voir la lumière. Ba‐ nal, dites-vous? On voit ça à tous les grands concerts exté‐ rieurs? Pour de la pop, du rock et du hip-hop, très sou‐ vent. Mais rarement sinon ja‐ mais pour un concert de pur jazz en plein air.

Saluons l’audace. Le Festi‐ val de jazz n’a pas hésité à of‐ frir la soirée du samedi soir à la plus grande vedette du jazz moderne de sa génération, qui a fait d’ailleurs éclater l’idiome avec ses ajouts et son métissage qui empruntent à une foule de genres musi‐ caux.

Le pari était osé. Le résul‐ tat a dépassé les attentes.

Washington, héritier d’un Sonny Rollins pour le souffle et la puissance et d’un Pha‐ roah Sanders pour la tech‐ nique et l’apport harmonique, redéfinit à sa manière la défi‐ nition du jazz. Son répertoire peut être à la fois instrumen‐ tal et vocal à la fois, ici, par l’entremise de la chanteuse Patrice Quinn.

Aventureus­e sans être her‐ métique, sans concession à la facilité, mais néanmoins ras‐ sembleuse, la musique de Wa‐ shington et de ses collègues offre plusieurs niveaux de lec‐ ture et de plaisir sur scène, ne serait-ce qu’en raison de la qualité phénoménal­e des ins‐ trumentist­es.

The Garden Path, récente compositio­n du collectif, a mis en vedette Mosley qui a mar‐ tyrisé les cordes de sa contre‐ basse avec son archet comme s’il s’agissait d’une guitare élec‐ trique rugueuse durant la pé‐ riode grunge. Ça déchirait sé‐ rieusement, mais sans jamais déroger à l’ensemble.

Ruptures de ton ou cohé‐ sion commune, The Next Step maîtrise son véhicule dans toutes ses déclinaiso­ns stylis‐ tiques. Truth, complexe et nuancée, a d’ailleurs eu droit à une variété d’ambiances, à des mélodies partagées ainsi qu’à des contrepoin­ts bien sentis.

Le solo de flûte traversièr­e de Rickey Washington durant Sun Kissed Child, une compo‐ sition de Kamasi qui a vu le jour après la naissance de son enfant, était ambiant au pos‐ sible, tout en fluidité et en fi‐ nesse. Le grand-père, le père et le fils étaient ainsi réunis au sein d’une même oeuvre. Tou‐ chant. Notons au passage la qualité d’écoute exception‐ nelle et la tenue des specta‐ teurs qui, comme pour un concert de jazz offert dans une salle de 200 places, réagis‐ saient aux bons moments. At‐ tentifs quand il le fallait, exu‐ bérants quand c’était voulu. De vivre ça à une telle échelle, ça n’avait pas de prix.

Tous les membres de l’en‐ semble ont eu un moment où les projecteur­s étaient bra‐ qués sur eux au sein de cet ensemble dont l’oeuvre musi‐ cale est décomplexé­e au maximum. Cameron Graves nous a offert un jeu au piano syncopé à outrance pour End of Corporatis­m, une de ses compositio­ns durant laquelle Mitch Mitchell a perdu sa per‐ ruque bleue tant il s’est dé‐ chaîné à la batterie.

Outre les compositio­ns originales, il y a eu l’hommage à Reggie Andrews, décédé il y a quelques jours, mentor d’une foule de musiciens de la région de Los Angeles, dont Kamasi Washington. Au me‐ nu : The Egyptian, une pièce qu’on jouait avec lui à l’école secondaire enregistré­e sur le disque Indestruct­ible du lé‐ gendaire batteur Art Blakey. Disons que Mitchell et Austin ont mis toute la gomme.

Quinn a quelque peu pei‐ né au plan vocal au début de la violente Fists of Fury qui a conclu cette prestation épique qui relevait alors de la performanc­e. Habité et com‐ plètement déchaîné, Kamasi Washington est passé au troi‐ sième ou au quatrième ni‐ veau et il a trituré l’espace de notes incendiair­es pendant que des milliers de specta‐ teurs se déchaînaie­nt en en‐ tendant Quinn hurler Justice! Justice!, le poing levé vers le ciel. Une ambiance digne de concerts métal ou hip-hop. Ce fut gigantesqu­e.

Le sourire du saxopho‐ niste voulait tout dire avant de quitter la scène. Lui qui s’était produit au MTelus dans le passé était sûrement ravi de voir que le jazz actuel pou‐ vait rassembler de nouvelles génération­s et des milliers d’amateurs sous les étoiles. Et nous aussi.

Au nom du père et de la mère

Il n’y a pas de petits ha‐ sards. En prenant place à la Maison symphoniqu­e di‐ manche soir en attente de voir Ravi Coltrane nous offrir Cosmic Music. A Contempo‐ rary Exploratio­n Into the Mu‐ sic of John & Alice Coltrane, je me suis souvenu que Kamasi Washington avait remporté en 1999 le concours John Col‐ trane Music Competitio­n. Tout est dans tout.

Mais avant la bande à Ravi, il y avait le Brésilien Hamilton de Holanda. Quarante-cinq minutes en solo? Vraiment? Oui. Et avec aisance, de sur‐ croît.

Armé de sa mandoline à dix cordes qui lui permet de tenir « le rythme et l’apport mélodique ensemble », le grand instrument­iste qui s’est adressé à la foule en français a subjugué son auditoire en rai‐ son de sa dextérité exem‐ plaire. Qu’il privilégie les ac‐ cords rythmés ou les cas‐ cades de notes, un jeu en déli‐ catesse ou des tempos fou‐ gueux, le charme opère.

Le 3 juillet étant le 87e an‐ niversaire de naissance de son père, il a interprété une chanson commune qui leur est chère, soit Bewitched, Bo‐ thered and Bewildered, de Frank Sinatra. Très joli. Trois quarts d’heure passés comme une lettre à la poste.

Il a toutefois fallu attendre plus d’une demi-heure avant l’arrivée de Ravi Coltrane et de ses musiciens par la suite. Longuet, comme entracte. Ce‐ la dit, il y avait une fichue de bonne raison.

Le groupe est arrivé à la Maison symphoniqu­e au mo‐ ment où Hamilton de Holan‐ da était sur scène. Coltrane et ses copains ont tout juste eu le temps de transcrire les par‐ titions dont quelques feuillets sont demeurés en coulisses. Le guitariste David Gilmore est d’ailleurs retourné en chercher une pile dix se‐ condes après être arrivé sur scène. Moment rigolo.

L’héritage assumé

Ravi Coltrane a mis une décennie à se faire un prénom en qualité d’accompagna­teur avant de commencer une car‐ rière comme leader. Pas évident de se tailler une place avec le nom de famille de celui qui figure parmi la demi-dou‐

zaine d’instrument­istes les plus influents de l’histoire du jazz. Vue sous cet angle, la propositio­n artistique de ce concert était singulière. En of‐ frant uniquement des compo‐ sitions créées par son père ou sa mère, Ravi a épousé l’héri‐ tage familial plus que dans n’importe quel concert vu au‐ paravant. Et il était fascinant de voir sonapproch­e selon le créateur ou la créatrice de la compositio­n retenue.

Avec Gilmore, Gadi Lehavi (piano, orgue), Dezron Dou‐ glas (contrebass­e) et le jeune prodige Élé Howell (batterie), Coltrane a amorcé sa presta‐ tion avec une relecture per‐ sonnelle de Satellite, que son père John avait enregistré chez Atlantic Records. Du tra‐ vail bien fait, quoique nous avons senti que le groupe na‐ viguait avec prudence.

En revanche, lors de la compositio­n suivante, une de de sa mère dont Ravi était inca-pa-ble de se souvenir du nom lors de la présentati­on « vous savez le décalage ho‐ raire entre New York et Mont‐ réal » a-t-il ironisé , on l’a senti empreint d’une liberté totale.

Son solo éclaté était inspi‐ ré, à la limite, aventureux, avec de brusques accéléra‐ tions, des montées en puis‐ sance suivies de descentes abruptes. Comme on l’a revu en fin de parcours lors des compositio­ns maternelle­s ti‐ rées de Kirtan : Turia Sings, qui remontent à 1982. Fiston n’était rien de moins que dé‐ chaîné au saxophone sopra‐ no.

À l’inverse, Ravi, très appli‐ qué, semblait faire preuve de retenue et d’un respect quelque peu ostentatoi­re quand il interpréta­it au ténor les oeuvres de son père, même durant l’expressive Ex‐ pressions, l’une des dernières compositio­ns qu’à écrit mon père, en février 1967. John Col‐ trane est mort en juillet 1967.

On le sentait beaucoup plus à l’aise au fur et à mesure que le concert avançait, entre autres, lors d’une version miri‐ fique de After the Rain que papa Coltrane avait gravé pour l’album Impression­s, chez Impulse!

Généreux en dépit de la fa‐ tigue et du long périple de‐ puis New York, Ravi Coltrane et ses musiciens ont néan‐ moins franchi allégremen­t la barre des deux heures de concerts en y allant en clôture d’une version à ravir de My Favorite Things.

Et à ce moment, je me di‐ sais que Ravi n’essayait même pas de ne pas imiter son pa‐ ternel.

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