Radio-Canada Info

La cheffe des Premières Nations du Canada en sursis politique

- Guy Bois

L’Assemblée des Premières Nations du Canada (APN) vit sa pire crise politique en 40 ans au moment où s’amorce à Vancouver mar‐ di l’assemblée générale de l’organisati­on qui aura à décider du sort politique de sa cheffe RoseAnn Archi‐ bald.

Le 17 juin, le comité exécu‐ tif de l’APN, formé essentiell­e‐ ment des chefs régionaux, a suspendu sa cheffe RoseAnn Archibald moins d’un an après son élection à la tête de la principale organisati­on au‐ tochtone du Canada. C’est la première fois que l’APN sus‐ pend un chef. C'est également la première fois que l'organi‐ sation est dirigée par une femme.

C’est comme si le conseil des ministres mettait à l’écart le premier ministre. La cheffe Archibald parle même de coup d’État.

L’Assemblée des Premières Nations (APN) est la principale organisati­on politique au‐ tochtone au Canada. Elle re‐ présente environ 900 000 ci‐ toyens des Premières Na‐ tions. L’APN défend les inté‐ rêts des Premières Nations dans le cadre d’enjeux tels que les traités, les droits des Autochtone­s ainsi que les terres et les ressources. L’or‐ ganisation a vu le jour en 1982 dans le but de donner aux chefs l’occasion de faire valoir les voix des Premières Na‐ tions du pays au sein d'une assemblée délibérant­e.

Source : Encyclopéd­ie ca‐ nadienne

Raison officielle de la sus‐ pension : la cheffe Archibald fait l’objet d’une enquête à la suite de quatre plaintes en matière de ressources hu‐ maines déposées contre elle par son personnel. Lire : la cheffe aurait harcelé des em‐ ployés de l’APN. Trois de ces quatre plaignants sont des femmes, selon CBC News. Des cadres de l'APN que la cheffe Archibald aurait engagés ellemême.

La suspension de la cheffe nationale était accompagné­e d’une directive qui lui interdit toute sortie publique, mais elle a refusé de s'y plier. Dès le lendemain de sa suspension, elle a multiplié les entrevues et a invité sur Twitter les membres des Premières Na‐ tions à contacter leurs chefs et leurs conseils pour faire une demande d'audit judi‐ ciaire sur les versements de salaires et les contrats à l'APN.

Elle a ajouté que l’organisa‐ tion autochtone est adminis‐ trée d'une manière qui […] est corrompue et certaineme­nt douteuse, et contraire à la transparen­ce. Des déclara‐ tions qui illustrent en bonne partie les raisons officieuse­s de sa suspension : une prési‐ dente qui en mène trop large pour son comité exécutif, qui est politiquem­ent isolée au sein de l’APN et qui veut réfor‐ mer en profondeur les mé‐ thodes de gestion et les orien‐ tations politiques de l’organi‐ sation.

En fait, la cheffe Archibald dit et fait ce qu’elle avait pro‐ mis de faire, remarque Russ Diabo, de Kahnawake, ana‐ lyste politique et candidat en 2018 à la chefferie de l’APN. Je crois que le comité exécutif a outrepassé son mandat en suspendant la cheffe Archi‐ bald, ajoute-t-il au cours d’une entrevue à Espaces autoch‐ tones.

Russ Diabo n’est pas le seul à penser ainsi. On part du principe que, comme les com‐ munautés élisent la cheffe na‐ tionale, il leur revient de la dé‐ mettre, le cas échéant.

L’appui des chefs de com‐ munautés représente donc la planche de salut de la cheffe Archibald, qui en est bien consciente. Dès l’annonce de sa suspension, elle s’est mise en mode réplique. Elle a amorcé une campagne télé‐ phonique auprès des chefs des communauté­s. Des ap‐ puis à la cheffe Archibald com‐ mencent à se manifester.

Une profonde division Deux chefs anishinabe­g ont présenté un projet de ré‐ solution en prévision de l’as‐ semblée générale demandant la fin de la suspension de la cheffe Archibald. Une résolu‐ tion qui exige la réalisatio­n d'un audit par une tierce par‐ tie sur les contrats et les paie‐ ments de l'organisati­on, ainsi qu'une enquête indépen‐ dante sur la toxicité, la cor‐ ruption, la discrimina­tion sexuelle et la violence latérale à l'APN, rapporte le réseau APTN. C’est ce que réclame quasi mot pour mot la cheffe suspendue. On ne sait pas en‐ core si cette résolution sera débattue en assemblée géné‐ rale

Après sept ans de gouver‐ nance de Perry Bellegarde [l’ancien chef de l’APN], l’arri‐ vée de RoseAnn Archibald a pu heurter les membres du personnel de l’organisati­on qui étaient habitués à une fa‐ çon de faire que la nouvelle cheffe voulait changer, ana‐ lyse Russ Diabo.

Le programme de réforme se heurte aussi, selon la cheffe Archibald, au patriarcat qui ré‐ gnerait à l’APN. Selon la cheffe suspendue, le colonialis­me et la misogynie se sont infiltrés dans tous les couloirs de tous les édifices du pouvoir, qu'ils soient autochtone­s ou non.

Nous avons maintenant une grande occasion à l’APN de contrer ces façons d'être des‐ tructrices, peut-on lire dans un communiqué publié le 1er juillet. Une déclaratio­n qui rejoint celles faites au lende‐ main de sa suspension.

Les membres du comité exécutif qui ont décidé de la suspension de la cheffe Archi‐ bald, dont le chef Ghislain Pi‐ card de l’Assemblée des Pre‐ mières Nations Québec-La‐ brador, n’ont pas répondu aux demandes d’entrevue d’Espaces autochtone­s.

L'APN a cependant décidé d'offrir une tribune à Mme Ar‐ chibald pour qu'elle s'adresse aux délégués de l'assemblée générale. La porte-parole de la cheffe a confirmé qu'elle se rendra à la rencontre des chefs présents à Vancouver.

Des interrogat­ions qui demeurent

Cette profonde division au sein de l’Assemblée des Pre‐ mières Nations arrive à un moment crucial. D’abord, il y a la visite du pape à partir du 24 juillet. Qui parlera au nom des Premières Nations? Un chef nommé par intérim sans la légitimité du vote des com‐ munautés? Ou encore une cheffe suspendue? Réinté‐ grée?

Ensuite, le ministre des Re‐ lations Couronne-Autoch‐ tones, Marc Miller, a fait des négociatio­ns territoria­les la priorité de son présent man‐ dat. Ottawa va-t-il continuer à passer des accords directe‐ ment avec les communauté­s comme il le fait actuelleme­nt en contournan­t l’APN au risque que cette structure ap‐ paraisse rapidement comme peu utile à ces mêmes com‐ munautés?

Et puis, qui va faire pres‐ sion sur Ottawa pour accélé‐ rer le processus de dotation d’eau potable dans toutes les communauté­s? Qui va militer en faveur de la mise en place de mesures concrètes qu’im‐ plique l’adoption par la Chambre des communes de la Déclaratio­n des Nations unies sur les droits des peuples autochtone­s?

Enfin, cette division poli‐ tique, inexorable au sein d’une organisati­on qui parle au nom de 640 communauté­s et de 60 nations, devient-elle un poids pour l’APN, qui voit ainsi son rapport de force po‐ litique avec les provinces et le fédéral significat­ivement dimi‐ nué?

C’est le type de questions auxquelles devront s’attaquer les délégués autochtone­s pendant cette assemblée gé‐ nérale dont le thème est Avancer sur le chemin de la guérison.

L'Assemblée des Premières Nations ne peut plus afficher une unité de façade, qui pré‐ sente un déficit de transpa‐ rence selon sa cheffe suspen‐ due et dont le principal devoir à court terme n’est plus de ca‐ cher ses profondes divisions politiques, mais plutôt de les résoudre au nom de sa raison d’être : la défense et la promo‐ tion des droits des Premières Nations.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada