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Les jardins du macadam

- Émilie Dubreuil

Un matin d’été parfait. Un soleil radieux, mais doux. Les cigales, les oiseaux. Un monarque vient de se po‐ ser sur l’ombelle de l'asclé‐ piade, une plante vivace qu’affectionn­ent les pa‐ pillons et que Claudette Barabé, 78 ans, a plantée devant chez elle pour cette raison.

Nous sommes sur la rue Molson, dans l’arrondisse‐ ment de Rosemont–La PetitePatr­ie. Devant presque chaque maison, entre Belle‐ chasse et Beaubien, côté ouest, les résidents ont inves‐ ti les petits bouts de terre au‐ tour des arbres qui bordent le trottoir. Ils y ont planté des fleurs, des plantes, du bon‐ heur.

C’est simplement pour le plaisir, parce que c’est beau. C’est vivant. C’est aussi un bon exercice, jardiner, affirme, souriante, l’ex-enseignant­e qui habite la rue depuis 11 ans.

À quelques pas de là, une grande tache luxuriante, d’un bleu-mauve. On se croirait en Provence. Les gens s'arrêtent et se mettent les mains dans la lavande. Ils en respirent le parfum, raconte Jocelyne Bis‐ sonnette, 60 ans, contente.

La lavande sur le trottoir, elle en a eu l’idée lors d’un voyage en France. Elle et son mari abrient la précieuse plante méridional­e l’hiver pour la protéger, mais l’été, ils en profitent et préfèrent prendre l’apéro sur la galerie avant, au lieu de goûter la douceur des soirs d’été ca‐ chés dans le jardin derrière la maison.

Les jardins de rue, ça a ap‐ porté comme une atmo‐ sphère de village. Les voisins se parlent, s’entraident, on se donne des plantes. Les pas‐ sants s'arrêtent pour nous parler.

Jocelyne Bissonnett­e

Les jardins de rue, un sujet d’été tout léger, trop léger, di‐ rez-vous peut-être, chers lec‐ teurs? Le phénomène, depuis quelques années, s’étend comme un chiendent sympa‐ thique dans les rues de la mé‐ tropole et dans tous les ar‐ rondisseme­nts, ou presque. Au-delà du simple apport en beauté, il traduit un change‐ ment de posture citoyenne.

Les jardins de rue, c’est un peu : "ne vous demandez pas ce que la ville peut faire pour vous, mais ce que vous pou‐ vez faire pour la ville", dit François Croteau, urbaniste et ex-maire de Rosemont–La Pe‐ tite-Patrie, arrondisse­ment précurseur en la matière, pa‐ raphrasant la célèbre phrase de John F. Kennedy.

L’idée venait au départ de San Francisco, sur la côte ouest, au début des années 2010. Au départ, c’était ici très marginal.

Pour favoriser l’essor de ces petits jardins, François Croteau a mis en place au fil des années des encourage‐ ments divers, un programme intitulé Faites comme chez vous, dont on voit encore les petites affiches se multiplier sur les trottoirs de l’arrondis‐ sement, des affiches qui signi‐ fient : ici, un citoyen a semé des végétaux.

Cette expression n’a pas été choisie de façon aléatoire : l’idée, c’était de mettre l’hu‐ main au centre de l’espace pu‐ blic de la ville, car l’espace pu‐ blic appartient aux citoyens.

L’autre jour, j’ai surpris quelqu’un à voler des plantes dans le jardinet, raconte Ma‐ non Massey, une autre jardi‐ nière de la rue Molson. Je lui ai dit : mais qu’est-ce que vous faites là? Il m'a répondu : je vole des fleurs à la Ville. Quand je lui ai dit que ça n’avait rien à voir avec la Ville, que c’étaient les citoyens qui plantaient, il était tout à fait désolé.

Au-delà du sentiment d’ap‐ partenance, le jardin de rue, explique toujours l’ex-maire François Croteau, est une au‐ baine pour les services muni‐ cipaux. Cela entraîne une ré‐ duction importante des dé‐ pôts sauvages de déchets dans la rue, il y a moins de méfaits autour des jardins, moins de fenêtres brisées, moins de graffitis, donc moins de coûts d’entretien pour la Ville.

Les jardins de rue, selon François Croteau, aident aussi à absorber les eaux de pluie et réduisent du même coup l’impact de celles-ci sur le ré‐ seau d'égouts, et ils aident à la pollinisat­ion, à réduire les îlots de chaleur, etc. Mais de façon intangible, ces petits bouts de verdure volés au trottoir créent un sentiment de sécurité chez les résidents. De fierté aussi.

À 92 ans, Denise Jodoin cultive, elle aussi, son petit bout de trottoir. Ses voisins l’aident. C’est agréable, les gens arrêtent et nous disent qu’ils font le détour pour pas‐ ser sur notre rue, raconte-telle, pimpante. Mme Jodoin habite la rue depuis 83 ans. Dans les années 40, les gens n’avaient pas l’argent ni le temps de faire ce genre de chose. Les mères de 7, 8 ou 10 enfants étaient trop occu‐ pées.

Or, François Croteau évoque le fait qu’avant l’Ex‐ po 67, des citoyens cultivent, dans certains coins de Mont‐ réal, des légumes dans des terre-pleins pour se nourrir. Mais Jean Drapeau a fait enle‐ ver cela avant l’exposition uni‐ verselle, car ça ne faisait pas propre, dit l’urbaniste avec un sourire moqueur.

Alors que les jardins de rue étaient l'oeuvre de quelques originaux il y a à peine quelques années, on en compte aujourd’hui des mil‐ liers dans la ville. Montréal est un leader dans ce domaine, dit avec fierté François Cro‐ teau.

Sur la rue Boyer, des ci‐ toyens ont eu l’idée, il y a trois ans déjà, de fleurir avec des voisins le CHSLD tout en bé‐ ton froid en face de chez eux. Le jardin de rue gagne du ter‐ rain, du trottoir aux édifices publics. Un peu plus au nord, toujours sur Boyer, d’autres voisins ont installé des plants de tomates, petites boules rouges sur le macadam. Ému‐ lation végétale à saveur d’hu‐ manité.

Si la vaste majorité de ces jardins sont relativeme­nt mo‐ destes, quelques héméro‐ calles et fougères, d’autres ont poussé le concept et l’ont éle‐ vé au rang d'oeuvre d’art.

Entre Marianne et Rachel, rue Garnier, dans le PlateauMon­t-Royal, Claude Des‐ noyers, 75 ans, transforme ces petits bouts de trottoir en véritables petits jardins japo‐ nais. Dans l’un d’eux, il a même installé un bassin où nagent des poissons rouges qui fascinent les enfants du quartier. Sa soeur qui vit à la campagne lui fournit des bûches qu’il installe parmi les plantes variées.

Combien d’heures consacre-t-il au bonheur de ses voisins? Quand on aime, on ne compte pas!

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