Avec chaque nouvelle vague de COVID-19, le système de santé « s’effondre autour de nous »
L’été dernier, alors que les cas de COVID-19 avaient si‐ gnificativement diminué, les travailleurs de la santé ont pu souffler un peu. Alors qu'une septième vague frappe en plein mois de juillet, plusieurs sont d'avis que les systèmes de santé au Canada, surme‐ nés après presque trois ans de crise, sont sur le point de s’écrouler.
Ce n’est pas une surprise : le système de santé au Qué‐ bec, en Ontario et ailleurs au pays, était fragile bien avant la pandémie. Mais sept vagues d’infections en deux ans ont exacerbé la situation.
La Dre Judy Morris pense que le public ne sait pas à quel point la situation est dif‐ ficile dans le système de san‐ té, particulièrement dans les urgences. Je pense qu’il y a une désensibilisation; les gens se disent : "Les urgences dé‐ bordent depuis toujours". Mais c’est une situation cri‐ tique. C’est pire qu’avant, ditelle en déplorant le fait que le public semble davantage pré‐ occupé par les files d’attente dans les bureaux des passe‐ ports que par celles dans les urgences.
Oui, le système est en diffi‐ culté depuis 20-30 ans. Mais la pandémie a accéléré la dété‐ rioration du système de san‐ té, ajoute la Dre Katherine Smart, présidente de l’Associa‐ tion médicale canadienne (AMC).
La situation devient de plus en plus intenable et, plus il y aura de vagues, plus le sys‐ tème de santé au Canada s'écroulera rapidement, ditelle.
Le système de santé est à bout de souffle, s’il n’est pas déjà [sous] respirateur artifi‐ ciel. Si on n’est pas sérieux et que nous ne prenons pas les mesures nécessaires pour [aborder] les défis, on va se retrouver avec une situation de code bleu dans les pro‐ chaines années, ajoute PaulÉmile Cloutier, le président-di‐ recteur général de SoinsSan‐ téCAN, un organisme qui re‐ présente les hôpitaux de re‐ cherche, les centres de santé et les organisations de santé au pays.
À la vitesse avec laquelle le système se désagrège, la réali‐ té est bien différente des crises précédentes, dit Da‐ mien Contandriopoulos, pro‐ fesseur à l'École des sciences infirmières de l'Université de Victoria et spécialiste des poli‐ tiques de santé publique.
Et non, insiste-t-il, on ne peut pas affirmer que la pres‐ sion sur le système de santé causée par la pandémie est de la même ampleur que lors d’une saison de grippe.
La grippe, c’était une vague un peu longue chaque hiver. Mais là, c’est la même chose, mais version bionique, à l’année longue.
Damien Contandriopou‐ los, professeur à l'École des sciences infirmières de l'Uni‐ versité de Victoria
Juguler la COVID-19 pour aider le système
Si la pandémie a exposé au grand jour les failles du sys‐ tème, la Dre Morris affirme qu’on n’a plus la capacité de vivre d’autres débordements.
Le système n’a pas été conçu pour faire face à une pression aussi continue, ajoute Paul-Émile Cloutier.
Plus le virus circule, plus les travailleurs de la santé sont infectés et doivent s’iso‐ ler, ce qui exacerbe le pro‐ blème de main-d'oeuvre, ajoute la Dre Smart. Chaque stress de plus, chaque vague de plus poussent le système encore plus vers la rupture. Le système de santé n’est plus en mesure de gérer des vagues encore et encore.
Par exemple, en date du 15 juillet, au Québec, il y a plus de 7000 travailleurs de la san‐ té absents en raison de la CO‐ VID-19. Si c’est moins que les 20 000 absents en jan‐ vier 2022, il faut rappeler que le ministre de la Santé du Québec, Christian Dubé, affir‐ mait en décembre 2021, alors que l’on comptait 7000 ab‐ sents, que la province a un enjeu de société. On a de plus en plus de malades, mais de moins en moins de monde pour les soigner.
Même lors des accalmies entre les vagues, il y avait tou‐ jours plus de 3000 travailleurs québécois absents.
La question qui hante ces experts : quelle vague sera le coup de grâce pour le sys‐ tème de santé?
C’est pourquoi
ils sont d'avis que, pour aider le sys‐ tème de santé à survivre, il faut d’abord et avant tout ré‐ duire la transmission du SRAS-CoV-2.
On a besoin d’un scénario crédible de sortie de la COVID19. On s’est fait vendre le scé‐ nario "épidémiologiquement" loufoque que c’est la dernière vague et que c’est fini, dé‐ nonce M. Contandriopoulos, qui n’est pas très optimiste pour les prochains mois, sur‐ tout si les gouvernements n'interviennent pas.
On a décidé qu’on ne vou‐ lait plus porter de masques, même si c’est une mesure très efficace. Mais est-ce qu’on peut se permettre de ne pas le faire alors que les hôpitaux craquent?
Damien Contandriopou‐ los, professeur à l'École des sciences infirmières de l'Uni‐ versité de Victoria
Selon la Dre Judy Morris, présidente de l'Association des médecins d'urgence du Québec, si on choisit de ne pas remettre en place cer‐ taines mesures sanitaires, il faudra engager massivement des travailleurs de la santé.
Une pénurie de maind'oeuvre qui s’amplifie de vague en vague
Encore faut-il être capable de trouver ces travailleurs, dans un contexte de pénurie et d’épuisement profession‐ nel.
Il y a un nombre extrê‐ mement élevé de travailleurs qui ont travaillé sans relâche pendant deux années, qui se sont occupés d’un volume im‐ portant de malades. Ils sont brûlés, dit la Dre Smart, qui ajoute que de plus en plus de personnes quittent le do‐ maine de la santé. Ces tra‐ vailleurs n’en peuvent plus d’être dans un système brisé, dit-elle.
Elle précise qu’au premier trimestre de 2022, il y avait près de 137 000 emplois va‐ cants dans le domaine de la santé à travers le Canada, un niveau record. Si la tendance se maintient, c’est évident qu’il va y avoir une rupture.
Mais cette rupture, elle se fait déjà sentir. Selon la Dre Smart, les temps d’at‐ tente dans les urgences du pays sont au plus haut niveau depuis 14 ans; un Canadien sur sept n'a pas de médecin de famille. Et c'est sans comp‐ ter les listes d'attente en chi‐ rurgie qui ne finissent plus de s'allonger.
Au début de juin, les mé‐ decins-chefs québécois son‐ naient l’alarme : dans une lettre, ils ont exprimé leurs in‐ quiétudes de ne pas pouvoir assurer des services sécuri‐ taires pour la période estivale. Voilà que six services d’ur‐ gence seront partiellement fermés cet été au Québec en raison de la pénurie de per‐ sonnel.
En Ontario, plusieurs ur‐ gences régionales seront éga‐ lement fermées. Même scéna‐ rio au Nouveau-Brunswick, en Alberta, au Manitoba,à TerreNeuve-et-Labrador et en Co‐ lombie-Britannique.
C’est une situation très in‐ quiétante pour ces commu‐ nautés, dit M. Cloutier, qui craint que ces fermetures sur‐ viennent plus fréquemment ou deviennent permanentes.
La Dre Smart s’inquiète quand elle entend de plus en plus d’histoires crève-coeur de Canadiens qui n’ont pas accès à des soins adéquats. Elle cite la mort d’un patient dans la salle d’attente d’un service d’urgence du Nouveau-Bruns‐ wick ou celle d’une Montréa‐ laise de 91 ans qui est décé‐ dée sur son balcon après avoir attendu une ambulance pendant 7 heures.
Ce ne sont plus des his‐ toires uniques. C’est la réalité. Ce que ça veut dire, c'est que les soins primaires tels que nous les connaissons et que nous nous attendons à rece‐ voir sont en train de mourir à petit feu.
Dre Katherine Smart, prési‐ dente de l’Association médi‐ cale canadienne
L’argent n’est pas la so‐ lution miracle
Cette semaine, les pre‐ miers ministres provinciaux et territoriaux, rassemblés lors du Conseil de la fédération, ont exigé qu’Ottawa aug‐ mente de manière substan‐ tielle la part des coûts des soins de santé qu’il assume.
Mais selon M. Cloutier, la Dre Morris, la Dre Smart, M. Cloutier et M. Contandrio‐ poulos, la solution au pro‐ blème n’est pas nécessaire‐ ment plus d’argent.
C’est un peu triste de voir ce spectacle de premiers mi‐ nistres provinciaux qui blâment le financement fédé‐ ral pour les problèmes en san‐ té et le fédéral qui promet de l’argent, mais seulement à cer‐ taines conditions, déplore M. Contandriopoulos. Avoir plus d’argent sans plan concret ne réglera pas la si‐ tuation, dit-il.
La Dre Smart abonde dans le même sens. Personne n’a le courage de s’attaquer à un changement du système et on n’ose pas adopter des so‐ lutions innovatrices. C’est le problème fondamental et c’est pourquoi on ne voit pas de changements.
Si une refonte complète des systèmes de la santé au Canada est nécessaire, l’ur‐ gence est d’abord de s'atta‐ quer à la rétention de la maind'oeuvre.
Il faut que les politiciens arrivent avec un plan dans le‐ quel les travailleurs voient une lumière au bout du tun‐ nel, dit M. Contandriopoulos. Sinon, l’hémorragie de la main-d'oeuvre ne cessera pas. Les gens ne veulent pas at‐ tendre toute leur carrière pour voir des changements.
Plusieurs organismes et associations représentant des travailleurs de la santé pro‐ posent diverses mesures pour entamer cette refonte du système de santé, comme les suivantes :
harmoniser la délivrance des permis d’exercice à tra‐ vers le pays, pour permettre une meilleure mobilité de la main-d’oeuvre;
simplifier la requalification des travailleurs étrangers;
encourager les universités à diplômer davantage de per‐ sonnes dans les domaines comportant une pénurie de main-d’oeuvre;
avoir de meilleures don‐ nées nationales sur la maind’oeuvre;
réorganiser la des soins primaires;
réduire le fardeau adminis‐ tratif des médecins.
Si la tâche peut sembler ti‐ tanesque et insurmontable, la Dre Smart pense que la pan‐ démie a montré qu’il est pos‐ sible pour le système de santé de se transformer rapide‐ ment. Par exemple, avant la pandémie, il n'y avait presque pas de télémédecine au Cana‐ da. Et presque du jour au len‐ demain, nous avons fait le pi‐ vot vers les rendez-vous en ligne. Donc, il est possible de faire bouger les choses quand on travaille ensemble.
Même s’il est minuit moins une, la Dre Smart garde espoir que les gouvernements agi‐ ront à temps. L'alternative est l'effondrement complet du système de santé.
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