Radio-Canada Info

Sortir ses vidanges au son de Beethoven

- Philippe Leblanc

TAÏWAN – La scène est plu‐ tôt amusante. Des dizaines de citoyens, sacs à poubelle à la main, attendent sur le bord de la rue. Il est 18 h 25 à Taipei. Certains discutent entre eux. Des mamans sont venues avec leurs en‐ fants.

Au loin, La lettre à Élise de Beethoven joue dans des haut-parleurs. Le camion à or‐ dures jaune s’approche et s’ar‐ rête. Des dizaines de résidents de plus sortent alors de chez eux et se ruent vers le véhi‐ cule.

Les citoyens apportent eux-mêmes leurs sacs à or‐ dures, leur recyclage et leurs restes de table aux trois ca‐ mions réservés à cet effet. Les éboueurs aident à faire le tri. Ils restent au même endroit entre 10 et 30 minutes, selon le quartier et l’achalandag­e.

Dans la foule coordonnée, Mina, une jeune femme vêtue de rose comme sa fille qu’elle a emmenée ce soir-là, apporte des bouteilles au camion de recyclage puis un grand sac à ordures.

C’est assurément une tâche ménagère de plus, ditelle en riant. Je ne viens pas ici pour socialiser avec les gens. Puis, si on ne fait pas la file correcteme­nt ou si on coupe quelqu’un par erreur, certains peuvent être très méchants!

Faire oublier le vieux surnom de l'île aux déchets

Cette façon ludique de res‐ ponsabilis­er et de conscienti‐ ser les citoyens à la protection de l’environnem­ent a déjà près de 25 ans. Auparavant, dans les années 90, Taïwan était surnommée l’île aux dé‐ chets.

C’était l’époque de la crise des ordures à Taïwan. De gi‐ gantesques montagnes de déchets non triés ou brûlés grossissai­ent, les sacs s’empi‐ laient dans les rues et déga‐ geaient une forte odeur nau‐ séabonde dans la chaleur col‐ lante estivale.

En 1998, la Ville de Taipei lance la politique appelée Au‐ cun sac ne touche le sol avec succès. C'est l’entrée en scène des camions à ordures musi‐ caux qui passent deux fois par soir. Les citoyens doivent apporter leurs déchets en personne et aussi payer pour leur production de déchets.

Seuls les sacs à ordures du gouverneme­nt sont acceptés.

On trouve d’ailleurs un timbre légal sur chaque sac afin de prévenir les contrefaço­ns. Ces sacs biodégrada­bles peuvent être achetés à l’épicerie ou au dépanneur. Un grand sac coûte 5 nouveaux dollars de Taïwan (NDT) et un petit, 2 NDT (l’équivalent de 20 cents et de 8 cents canadiens res‐ pectivemen­t).

L’île est populeuse et l’es‐ pace pour les déchets est très limité, dit Yang Wei Shiou, le secrétaire principal du Dépar‐ tement de la protection envi‐ ronnementa­le de Taipei.Il fal‐ lait offrir un incitatif financier aux citoyens. Moins vous pro‐ duisez de déchets, moins ça vous coûte cher en achat de sacs. Ç'a remplacé l’ancienne taxe sur les ordures ména‐ gères.

Favoriser l'esprit com‐ munautaire

La politique instaurée par Taipei s’est rapidement répan‐ due dans toute l’île. Si certains utilisent aussi la mélodie de La lettre à Élise de Beethoven pour les camions, d’autres an‐ noncent plutôt l’arrivée des camions à ordures avec La prière d'une vierge de Tekla Badarzewsk­a-Baranowska.

Apporter soi-même ses or‐ dures au camion favorise l’es‐ prit communauta­ire, dit Yang Wei Shiou. Ça aide à l’esprit environnem­ental aussi. C’est un geste social.

C’est probableme­nt vrai chez les travailleu­rs migrants venus d’ailleurs en Asie du Sud-Est pour trouver de l’em‐ ploi à Taïwan. Il n’est pas rare de les voir arriver tôt et se ra‐ conter les dernières nou‐ velles, une mise à jour impor‐ tante pour ceux qui ne parlent pas le mandarin ou l’anglais.

Ce soir-là, dans le quartier Tianmu de Taipei, un homme vêtu simplement de son pan‐

talon et d’une camisole blanche discute avec un ami. Il explique fièrement qu’il aime venir porter ses pou‐ belles pour aider sa conjointe qui s’occupe des autres tâches ménagères.

C’est comme mon travail, lance-t-il, l’oeil rieur. J’arrive tôt et j’attends le camion de 18 h 30. Je jase avec le monde. On discute des nouvelles et des potins dans le coin. J’aime ça.

Le succès de la politique Aucun sac ne touche le sol de Taipei est indéniable. Depuis son instaurati­on, le taux de recyclage est passé d’environ 2,5 % en 1998 à 60 % au‐ jourd’hui.

Mais il y a maintenant un goulot d’étrangleme­nt dans plusieurs municipali­tés pour le recyclage, affirme Xie HeLin, le secrétaire général de l'organisme environnem­ental Taiwan Watch. Certaines villes trichent sur leurs données de recyclage en incluant les don‐ nées du secteur industriel dans le taux de recyclage des ménages. Il faut en faire plus.

Pour le moment, trois ca‐ mions sillonnent les rues chaque soir. Un camion à or‐ dures, un camion à recyclage et un camion pour les restes de table. Xie He-Lin aimerait que le recyclage soit mieux or‐ ganisé et divisé en plusieurs catégories de produits recy‐ clables.

Que le système ait besoin de modernisat­ion et d’amélio‐ rations ou pas, le réflexe pav‐ lovien est aujourd’hui si fort à Taïwan que plusieurs citoyens rencontrés disent penser à sortir leurs ordures chaque fois qu’ils entendent la mélo‐ die de Beethoven, peu im‐ porte le contexte.

C’est drôle, parce que j’y pense chaque fois, avoue une femme qui a la chance d’habi‐ ter en face d’un arrêt sur la route des camions à ordures. Ça me prend quelques se‐ condes pour me dire que c’est juste la musique, pas le temps des vidanges!

C’est la preuve que cette valse des déchets est profon‐ dément ancrée dans le quoti‐ dien des Taïwanais.

Notre correspond­ant en Asie Philippe Leblanc est basé à Taïwan pour les prochains mois, afin de nous faire dé‐ couvrir cette île de près de 24 millions d'habitants, sa so‐ ciété et les défis qui l'animent. Et aussi afin de couvrir les en‐ jeux d'actualité de toute la ré‐ gion Asie-Pacifique.

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