Des interprètes inquiets de la qualité du bilinguisme au Parlement d’Ottawa
L’Association internatio‐ nale des interprètes de conférence (AIIC Canada) dénonce un projet pilote de recrutement d’inter‐ prètes pigistes non accrédi‐ tés qui, selon elle, menace la qualité du bilinguisme au Parlement fédéral.
À huis clos, un groupe res‐ treint de parlementaires qui supervise les opérations de la Chambre des communes a décidé, pour la première fois, de recruter des interprètes de langues officielles à la pige non accrédités pour effectuer les travaux parlementaires avec un "projet pilote" de six mois qui se poursuivra tout au long de la prochaine ses‐ sion d'automne se terminant en décembre, s’inquiète l’AIIC Canada dans un communiqué diffusé mardi matin.
Selon l'organisme, cette décision a été prise il y a deux mois pour remédier à la pénu‐ rie d'interprètes accrédités par le gouvernement fédéral. Ce manque de main-d'oeuvre a perturbé les travaux parle‐ mentaires ces derniers mois, mais son origine remonte à plusieurs années.
Depuis des décennies, c’est le Bureau de la traduction qui fournit des interprètes accré‐ dités en langues officielles se‐ lon les normes de qualité les plus élevées, souligne l'AICC Canada.
La décision prise par le Bu‐ reau de régie interne ouvre la porte à l'affaiblissement ou à l'élimination complète de ces normes, estime l'organisme
Il ne fait aucun doute que la qualité du discours bilingue à la Chambre des communes s’en ressentira si ce sont des interprètes non accrédités qui sont affectés à des événe‐ ments parlementaires pen‐ dant ou après la fin du projet pilote en décembre, présume Nicole Gagnon, interprète ac‐ créditée depuis plusieurs an‐ nées et membre de l’AIIC Ca‐ nada, dans le communiqué de l'organisme.
L’AIIC Canada ajoute que des sessions avec des inter‐ prètes accrédités et non ac‐ crédités commencent dès au‐ jourd'hui pour tester la tech‐ nologie qui pourrait per‐ mettre à ceux-ci de travailler sur des événements parle‐ mentaires à domicile ou de tout autre endroit éloigné.
Cette mesure est égale‐ ment remise en cause par l’AIIC Canada, alors que les in‐ terprètes ont toujours tra‐ vaillé sur place parce que, comme le dit la présidente-di‐ rectrice générale du Bureau de la traduction [Lucie Sé‐ guin], l'interprétation en face à face est toujours de meilleure qualité, peut-on lire dans le communiqué.
Une évaluation de ce pro‐ jet serait prévue d'ici la fin du mois d'août.
Selon l’AIIC Canada, beau‐ coup de détails du projet pi‐ lote demeurent inconnus. Le président de la Chambre des communes, Anthony Rota, aurait refusé de lui fournir des détails, avance l'organisme.
Par courriel, la chef des communications corporatives pour la Chambre des com‐ munes, Mélanie Wise soutient que le Bureau de la traduction n’a pas été en mesure de ré‐ pondre à la demande de ser‐ vices d’interprétation avec ses ressources actuelles.
Ce projet pilote vise donc à explorer différentes façons de surmonter les limitations ac‐ tuelles des services d’interpré‐ tation offerts pour appuyer les travaux parlementaires.
La Chambre continuera de recourir uniquement à des in‐ terprètes qualifiés afin d’assu‐ rer des services d’interpréta‐ tion de haute qualité.
Mélanie Wise, chef des communications corporatives pour la Chambre des com‐ munes
Les fournisseurs externes retenus pour offrir des ser‐ vices d’interprétation à la Chambre des communes de‐ vront être prêts à satisfaire à des normes de qualité élevées et à assurer la disponibilité d’interprètes parfaitement qualifiés, écrit-elle.
Une pénurie qui n’est pas nouvelle
La pénurie que connaît ac‐ tuellement le domaine de l’in‐ terprétation n’est pas nou‐ velle, selon l’AIIC Canada. Elle s’expliquerait par un système terriblement inadéquat pour recruter, former et retenir des
interprètes professionnels ac‐ crédités, estime-t-on.
Seules deux universités au Canada offrent un pro‐ gramme de maîtrise en inter‐ prétation de conférence. Le nombre de diplômés est trop faible pour remplacer le nombre d’interprètes qui prennent leur retraite ou qui quittent la profession chaque année, explique l’AIIC Canada.
En février 2017, lors de sa comparution devant le Comi‐ té permanent des langues of‐ ficielles de la Chambre des communes et celui du Sénat, la ministre des Services pu‐ blics et de l’Approvisionne‐ ment de l'époque, Judy Foote, avait d’ailleurs reconnu cer‐ tains problèmes.
Elle avait alors annoncé plusieurs mesures pour ren‐ forcer le Bureau de la traduc‐ tion. Mais ces annonces sont remises en cause par la déci‐ sion du Bureau de la régie in‐ terne, juge l’AIIC Canada.
Plutôt que de remédier à la pénurie avec des mesures significatives pour renforcer la capacité de former de nou‐ veaux interprètes qui peuvent répondre aux normes actuelles, le Bureau de la régie interne semble prêt à sacrifier la qualité en faisant appel à des recrues qui ne sont pas en mesure de ré‐ pondre aux normes rigou‐ reuses d’aujourd’hui, dénonce Nicole Gagnon, qui s’inquiète de la possibilité d’une élimina‐ tion complète des normes de qualité actuelles.
L’AIIC Canada estime contradictoire cette décision alors que le projet de moder‐ nisation de la Loi sur les langues officielles est actuelle‐ ment étudié. Celui-ci réaffirme la volonté du gouvernement fédéral de communiquer avec les Canadiens dans les deux officielles, en respectant une qualité égale.
Nous espérons que le Bu‐ reau de la régie interne se ren‐ dra compte que ses plans risquent de saper inévitable‐ ment le discours linguistique au sein de la plus haute insti‐ tution de notre démocratie, et qu'il devrait plutôt s'occu‐ per de la formation et de l'éducation des interprètes, lance Mme Gagnon.
Elle suggère par ailleurs de s’attaquer à la mauvaise quali‐ té du son à la Chambre des communes, qui entraîne des blessures auditives chez les interprètes depuis le début de la pandémie.
Au moment de publier cet article, le gouvernement de Justin Trudeau n’a pas encore réagi à la sortie de l’AIIC Cana‐ da.