La doctrine de la découverte : une doctrine de domination, dénoncent des Autochtones
Des Autochtones sou‐ haitent depuis des siècles l’abolition de la doctrine de la découverte. Jeudi, cer‐ tains d’entre eux ont bran‐ di une banderole en ce sens au début de la messe célébrée par le pape Fran‐ çois à Québec. Cette doc‐ trine, qui émane d'un édit d'un pape de l'Église catho‐ lique publié en 1493, un an après l’arrivée de Chris‐ tophe Colomb en Amérique et qui justifiait la colonisa‐ tion, continue de diviser.
Selon cette doctrine, les peuples qui n'étaient pas chrétiens, ce qui incluait les Autochtones des Amériques, pouvaient être assujettis. Jean-François Roussel, profes‐ seur à l'Institut des études re‐ ligieuses de l'Université de Montréal, explique qu'elle dé‐ terminait qu’un Roi chrétien ou son envoyé [...] arrivant sur une terre qui n’était pas peuplée par des chrétiens [...] pouvait en prendre posses‐ sion.
Au fil du temps, ce concept a été jumelé avec le principe de terre vacante (terra nul‐ lius), qui veut que les per‐ sonnes habitant déjà sur une terre ne comptent pas si elles ne réunissent pas les condi‐ tions de base pour qu’on puisse parler d’un titre de pro‐ priété de la terre, explique-t-il.
Selon Jean-François Rous‐ sel, la doctrine « continue d’avoir des impacts sur les re‐ vendications territoriales des Autochtones aujourd’hui », car les Autochtones font face à une jurisprudence qui s’est construite selon ces principeslà, même si la jurisprudence a été renversée progressive‐ ment.
Ça a migré dans le droit des États coloniaux, au-delà des fameux décrets papaux en question.
Jean-François Roussel, pro‐
fesseur à l'Institut des études religieuses de l'Université de Montréal
La doctrine a été répudiée par de nombreux organismes officiels, y compris de mul‐ tiples organisations confes‐ sionnelles.
Au niveau fédéral, la Loi concernant la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones qualifie, depuis le 21 juin 2021, les doctrines de la découverte et de la terra nullius de ra‐ cistes, scientifiquement fausses, juridiquement sans valeur, moralement condam‐ nables et socialement in‐ justes.
Pour Jean-François Rous‐ sel, l’héritage de la doctrine de la découverte a aussi forgé l’imaginaire collectif.
Il y a toute une mentalité derrière ça qui reste encore présente : ce qui est Autoch‐ tone on peut se l’approprier. Ça concerne les territoires, mais ça concerne [aussi] une foule d'autres choses. [...] Il faut répudier tout ça.
Jean-François Roussel, pro‐ fesseur à l'Institut des études religieuses de l'Université de Montréal
Selon lui, il y a un travail culturel beaucoup plus large à faire, dont toute la société est responsable. Jean-François Roussel pense qu'il n'en coû‐ terait pas grand-chose au Va‐ tican de répudier cette doc‐ trine, car elle n’a plus cours depuis longtemps.
Une doctrine de la domi‐ nation, dénoncent des Au‐ tochtones
Pour de nombreux Au‐ tochtones, la doctrine de la découverte est extrêmement importante. Le chef Ross Montour, de Kahnawake, près de Montréal, souhaite ardem‐ ment la révocation des bulles papales (des documents du pape qui sont scellés) qui ont consacré la doctrine de la dé‐ couverte. Buffy Sainte-Marie demande, elle aussi, le dé‐ mantèlement de la doctrine.
Murray Sinclair, qui a prési‐ dé la Commission de vérité et réconciliation du Cana‐ da (CVR), considère que cette doctrine et d’autres croyances et politiques de l’Église ont permis au gouvernement du Canada de commettre un gé‐ nocide culturel à l'encontre des peuples autochtones du Canada.
Appel à l’action no 49, Commission de vérité et ré‐ conciliation, 2015
Nous demandons aux in‐ tervenants de toutes les confessions religieuses et de tous les groupes confession‐ nels qui ne l'ont pas déjà fait de répudier les concepts utili‐ sés pour justifier la souverai‐ neté européenne sur les terres et les peuples autoch‐ tones, notamment la doctrine de la découverte et le principe de terra nullius.
Steve Newcomb, un érudit Shawnee et Lenape originaire de Portland, explique que l’édit de 1493 mentionnait la domination des chrétiens, c’est pourquoi il l’appelle la doctrine de la domination.
Selon lui, chaque nation originelle de cet hémisphère subit toujours les impacts des gouvernements étatiques et des systèmes étatiques qui revendiquent un droit de do‐ mination sur leurs terres, sur leurs vies.
Cela a toujours été notre position : en révoquant le do‐ cument [Inter Caetera, de 1493] et en le faisant peutêtre d'une manière cérémo‐ nielle, avec des chefs tradi‐ tionnels, il y aurait une recon‐ naissance des modèles lin‐ guistiques et des modèles de domination qui ont émergé de ces documents.
Steve Newcomb, érudit Shawnee et Lenape
Pour lui, la révocation de l’édit minerait toute la pré‐ misse de toute revendication d'un droit de domination en‐ vers nos nations et nos peuples.
L’Union des chefs autoch‐ tones de la Colombie-Britan‐ nique demande également la répudiation de la doctrine de la découverte et le retour des terres. C'est vraiment impor‐ tant, parce que beaucoup d'Églises ont encore des ter‐ rains qu'elles ont pu s'appro‐ prier à cause de cette doc‐ trine, expliquait en mai der‐ nier la cheffe Judy Wilson.
Dans un document de 2018 intitulé Abolir la doc‐ trine de la découverte, l’As‐ semblée des Premières Na‐ tions (APN) affirme que la doctrine est à la base de plu‐ sieurs injustices historiques qui perdurent à l’encontre des peuples autochtones et que des arguments juridiques s’appuyant sur la doctrine de la découverte continuent d’af‐ fecter des décisions de justice.
Ce serait plus qu’un geste purement symbolique, car il mettrait fin à une justification juridique offensante fondée sur la supériorité raciale pour assujettir les Premières Na‐ tions et les autres peuples au‐ tochtones.
Document Abolir la doc‐ trine de la découverte, As‐ semblée des Premières Na‐ tions
Une doctrine caduque selon l'Église Catholique
Jusqu'à maintenant, le Saint-Siège refuse d’abolir offi‐ ciellement cette doctrine parce que, selon ses légistes, celle-ci a déjà été invalidée de fait par divers développe‐ ments historiques.
Dans une déclaration faite par l'observateur permanent du Saint-Siège aux Nations unies en 2010, l'Église Catho‐ lique affirme que la doctrine de la découverte et de la terra nullius est caduque depuis le traité de Tordesillas, qui fixait les limites des territoires colo‐ niaux entre l'Espagne et le Portugal, mais aussi depuis la promulgation de la bulle Su‐ blimis Deus, en 1537, dans la‐ quelle le pape Paul III recon‐ naissait que les Autochtones sont des êtres humains qu'on ne peut « en aucun cas » pri‐ ver de leur liberté ou de leurs biens.
L'envoyé du pape à l'ONU ajoutait alors que ce qui pou‐ vait rester de la doctrine de la découverte a été définitive‐ ment été éliminé par les dis‐ positions du nouveau Code de droit canonique, promul‐ gué en 1983, qui abolit toutes les lois pénales universelles ou particulières portées par le Siège apostolique, à moins qu'elles ne soient reprises dans le présent Code.
Jean François Roussel ex‐ plique que la position du Saint-Siège est qu’on ne peut pas abolir ce qui est déjà abo‐ li. S'il reconnaît que ces argu‐ ments sont justes du point de vue législatif, le professeur à l'Institut des études reli‐ gieuses de l'Université de Montréal croit qu'ils restent incomplets.
Il fait notamment remar‐ quer que le Conseil catholique du Canada a répudié la doc‐ trine en 2016, et que le Vati‐ can pourrait faire la même chose.
Les symboles sont impor‐ tants [...] il y a là quelque chose à guérir, quelque chose à répudier.
Il pense surtout que l’en‐ semble des institutions de‐ vraient se demander en quoi nos façons de faire au‐ jourd’hui restent teintées de cette vision du monde.
Avec des informations de Claude St-Denis, Sheena Goodyear, Jared Monkman et l’émission Phare Ouest