Bruce Springsteen : la tarification dynamique de Ticketmaster fait exploser les prix
« Dans certains cas, les événements présentés peuvent offrir des billets au prix du marché, donc, les billets et les frais admi‐ nistratifs peuvent fluctuer selon la demande. »
Depuis plus d’une se‐ maine, des milliers d’amateurs de Bruce Springsteen qui veulent se procurer des billets pour les concerts du E Street Band prévus à l’hiver 2023 sont accueillis sur le site de Ti‐ cketmaster par cette note de service qui a tout de la mise en garde.
Qu’est-ce que c’est que cette combine? Depuis quand les prix des billets fluctuentils, hormis, bien sûr, lorsque des revendeurs peu scrupu‐ leux mettent la main dessus avant les amateurs de mu‐ sique?
Bienvenue dans la nou‐ velle réalité de Ticketmaster, nommée dynamic pricing (ta‐ rification dynamique), qui a soulevé une grogne jamais vue envers le Boss depuis le début de sa carrière. Processus de vente
Avant d’aller plus loin, il im‐ porte ici de prendre une pause afin de bien expliquer le processus de vente qui a mené à cette situation. Lors de l’annonce des concerts par l’entremise des réseaux so‐ ciaux de Springsteen, il y a deux semaines, les amateurs ayant déjà un compte Ticket‐ master étaient invités à s’ins‐ crire au système Verified Fan (amateurs certifiés). Il s’agit d’un système qui existe de‐ puis des années, Springsteen s’en étant même déjà servi en 2017 pour la mise en vente de ses billets en vue de sa rési‐ dence à New York Spring‐ steen on Broadway.
Dès lors, les internautes n’avaient qu’à cocher la liste des concerts – 1, 3, 10 – aux‐ quels ils voulaient assister, et ce, par ordre de préférence. La veille de la première mise en vente, prévue le 20 juillet, tous les membres dûment inscrits recevaient – ou pas – un code d’accès faisant office de mot de passe pour le ou les concerts pour lesquels ils avaient été choisis.
Comment se fait la sélec‐ tion? Algorithme? Lieu de rési‐ dence? Historique des spec‐ tacles vus (Ticketmaster sait combien de billets vous avez achetés pour un artiste don‐ né)? On l’ignore. Parmi mon groupe d’amis, certains ont re‐ çu des codes d’accès pour leur premier choix, mais d’autres pour leur quatrième ou leur cinquième. En définitive, ça ressemble bigrement à une loterie.
Le jour de la mise en vente dans une ville donnée, les dé‐ tenteurs d’un code pouvaient acheter des billets de 10 h à 14 h, heure locale. J’ai obtenu un de ces codes pour la ville de mon choix et j’ai eu accès aux billets huit minutes après le début de la mise en vente. À ce moment – configuration similaire à celle du Centre Bell – le prix d’un billet était envi‐ ron de 500 $ US (640 $ CA) pour une place sur les flancs de la scène, à peu près 335 $ US (près de 430 $ CA) à la mipatinoire, et 250 $ US (320 $ CA) dans les courbes.
Ça ressemblait pas mal à une grille tarifaire de 2020 pour le concert d’un vieux routier du rock des années 1960 et 1970. Toutefois, je le répète, j’ai accédé au site à la huitième minute. Or, les billets à un prix moyen de 213 $ US (273 $ CA) – selon ce qu’a révélé le magazine Billboard –, il n’y en avait déjà plus. Visi‐ blement, le processus de tari‐ fication dynamique était déjà enclenché.
La vente accessible à tous – sans code – suivait à 15 h dans tous les marchés, mais à ce moment, il ne restait géné‐ ralement que des billets pla‐ tine à plusieurs milliers de dol‐ lars américains ou une poi‐ gnée de places à moins de 100 $ US (130 $ CA) pour des sièges d’arrière-scène.
Lutter contre les reven‐ deurs?
Devant l’opprobre déclen‐ ché par cette mise en vente, Ticketmaster a dévoilé di‐ manche dernier des chiffres qui laissent entendre que les billets platine n’ont représen‐ té que 1,3 % des ventes, que seulement 11,2 % des billets ont été vendus à un prix su‐ périeur à 1000 $ US (1280 $ CA) et que le reste des billets ont été vendus pour une somme, avant frais de service, allant de 59,99 à 399 $ US (en‐ viron de 77 et 511 $ CA). Moyenne de prix des billets vendus : 262 $ US (335 $ CA).
Le géant américain s’est défendu en disant que sa poli‐ tique de tarification n’est pas différente de celle qui prévaut dans l’industrie du transport aérien ou dans l’hôtellerie lors de la haute saison touristique. Une question d’offre et de de‐ mande, finalement. Il a aussi précisé que la portion de billets platine VIP offerts à chacun des 31 concerts qui auront lieu du 1er février, à Tampa, au 14 avril 2023, à Ne‐ wark, est une manière de lut‐ ter contre les revendeurs et les sites de billets de seconde main, dans la mesure où les sommes générées par ces ventes demeurent acquises par le promoteur et l’artiste.
Je suis tombé à la ren‐ verse…
Si je comprends bien, c’est désormais Ticketmaster luimême qui plume les ama‐ teurs de musique à la place des méchants revendeurs. Du point de vue du consomma‐ teur, on ne peut pas dire que ça change grand-chose, n’estce pas?
La réalité, c’est que Ticket‐ master profite plus que ja‐ mais de son statut de mono‐ pole aux États-Unis, renforcé depuis plus d’une décennie à la suite de la fusion de l’entre‐ prise avec Live Nation, le plus grand promoteur de concerts en Amérique du Nord.
Hausse artificielle
Il faut comprendre que le système de Verified Fan n’est essentiellement qu’une pré‐ vente qui vise à gonfler artifi‐ ciellement les prix en raison de cette tarification dyna‐ mique. Pensez-y une se‐ conde… Vous mettez en place un système où la tarification fluctue selon la demande et vous raréfiez les billets à la source en lançant une pré‐ vente.
Personne, sauf Ticketmas‐ ter, ne sait combien de codes sont envoyés aux amateurs inscrits, mais je suis prêt à pa‐ rier mon vinyle original de Darkness on the Edge of Town, de Springsteen, que ce nombre excède largement le nombre de sièges disponibles dans chaque aréna qui ac‐ cueillera la tournée. Certains amateurs passent leur tour s’ils estiment que le prix de‐ mandé est trop cher. Mais en‐ tendons-nous, au moment où la vente générale sans contrainte débute, à 15 h, tous les bons billets à prix di‐ sons, raisonnables sont ven‐ dus. Effet de rareté. Moins d’offres que de demandes. Les prix grimpent. Économie 101.
C’est d’autant plus perni‐ cieux que ce premier segment d’une tournée qui s’étendra visiblement sur deux ans ne propose que des concerts uniques, hormis le doublé à Long Island. Rien à voir ici avec les tournées du E Street Band de 1992 ou de 1999, qui s’amorçaient avec des rési‐ dences de 15 et 20 concerts d’affilée à l’aréna des Devils et de Nets, au New Jersey.
Un seul concert à New York, à Houston, à Philadel‐ phie, ainsi de suite... Et Ticket‐ master nous indique sans rire que les billets seront au prix du marché? C’est tellement une évidence qu’un étudiant au premier semestre en éco‐ nomie à l’université connaît
déjà le principe.
Au fond, cette tarification dynamique ressemble à un marché constamment haus‐ sier à la Bourse, les amateurs vivant une surenchère pour les billets similaire à ce que nous voyons depuis des mois pour l’acquisition d’une rési‐ dence au sein du marché im‐ mobilier.
Springsteen blâmé
Si Ticketmaster et sa poli‐ tique sont à blâmer pour cette situation, Springsteen doit-il être exonéré de tout blâme? Absolument pas.
Dites-vous que Ticketmas‐ ter n’a pas mis en vente des billets VIP sans l’accord de l’ar‐ tiste, ça va de soi. Et comme plus de 6 millions de per‐ sonnes sont inscrites au compte Facebook officiel de Bruce Springsteen, ça m’éton‐ nerait que le natif du New Jer‐ sey ne soit pas au courant de la colère qui sévit.
Même Steven Van Zandt, son pote du E Street Band, très actif sur les réseaux so‐ ciaux, a dû publier sur Twit‐ ter : Je n’ai absolument rien à voir avec le prix des billets. Ce qui est vrai. Sur cet aspect, le Boss mérite son surnom.
Le gérant Jon Landau a dé‐ fendu son poulain en décla‐ rant au New York Times qu’en mettant sur pied la grille tari‐ faire de cette tournée, ils ont scruté avec attention ce que leurs pairs font. Springsteen a toujours vendu ses billets bien moins chers que les Rol‐ ling Stones, Paul McCartney et même U2. Voilà donc le fond de l’histoire.
Cela dit, Springsteen a-t-il le droit de vendre ses billets au prix qu’il le désire? Tout à fait. Personne n’est obligé d’en acheter. Il est quand même ironique de voir cette contro‐ verse tarifaire surgir en 2022, soit 50 ans après la création de la première incarnation du E Street Band. J’imagine le jeune Bruce barbu, fringant et insouciant des années 1970 poser quelques questions à son équivalent septuagénaire d’aujourd’hui.
Sérieux? On vend certains billets au prix moyen d’une automobile neuve de 1972? C’était ça, le but?