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Les Chiliens sont divisés face au projet de nouvelle Constituti­on

- Ximena Sampson

Les Chiliens décideront le 4 septembre s’ils adoptent ou non leur nouvelle Constituti­on. Le projet, qui avait suscité au départ un énorme enthousias­me po‐ pulaire, s’est essoufflé. La population est aujourd’hui divisée et une majorité penche pour le rejet.

1. Pourquoi une nou‐ velle Constituti­on mainte‐ nant?

C’était une des demandes des manifestan­ts qui sont descendus massivemen­t dans les rues du pays en oc‐ tobre 2019. Ils réclamaien­t, entre autres, de revoir la Constituti­on de 1980, qu’ils désignaien­t comme la source des inégalités qui affligent la société chilienne.

Un accord politique a été trouvé et, en mai 2021, les Chiliens ont élu 155 consti‐ tuants issus majoritair­ement de la société civile. La moitié des sièges étaient réservés aux femmes et 17 aux Au‐ tochtones.

Le résultat de leurs tra‐ vaux est un texte de 178 pages, composé de 388 articles, qui met l’accent sur la reconnaiss­ance des droits sociaux, la protection de l’environnem­ent et la pari‐ té.

Art.1.1. Le Chili est un État de droit social et démocra‐ tique. Il est multinatio­nal, in‐ terculture­l, régional et écolo‐ gique.

Remis au président le 4 juillet, le projet de Constitu‐ tion doit maintenant être soumis au vote, qui sera obli‐ gatoire pour les Chiliens de 18 ans et plus. Pour entrer en vigueur, cette nouvelle Constituti­on doit être adop‐ tée par une majorité simple.

2. Que propose la nou‐ velle Constituti­on?

Le projet se différenci­e fondamenta­lement du texte antérieur, rédigé sous la dicta‐ ture d’Augusto Pinochet (1973-1990).

La nouvelle Constituti­on propose un autre modèle de pays, soutient Rossana Casti‐ glioni, doyenne de la Faculté de sciences sociales et d’his‐ toire de l’Université Diego Por‐ tales, à Santiago.

Un point crucial, pense-telle, est la façon dont on conçoit le rôle de l’État. Dans la Constituti­on de 1980, il avait un rôle subsidiair­e à ce‐ lui du secteur privé. L’État n’in‐ tervenait que quand tout le reste avait échoué, souligne Mme Castiglion­i.

En plus de reconnaîtr­e un État social et démocratiq­ue de droit, la nouvelle Constitu‐ tion lui accorde une grande prééminenc­e.

C’est un changement de paradigme.

Rossana Castiglion­i, doyenne de la Faculté de sciences sociales et d’histoire de l’Université Diego Portales

Cela se traduit par une longue liste de droits sociaux qui faisaient partie des reven‐ dications des manifestan­ts, y compris le droit au logement, à l’eau, à la sécurité sociale, au travail et à une alimentati­on suffisante et culturelle­ment pertinente. Elle établit l’uni‐ versalité de l’accès à la santé, à l'éducation et aux technolo‐ gies de l’informatio­n, entre autres.

Art.1.3. Il est du devoir de l'État de créer les conditions nécessaire­s et de fournir les biens et services pour assurer l'égale jouissance des droits et l'intégratio­n des personnes dans la vie politique, écono‐ mique, sociale et culturelle pour leur plein épanouisse‐ ment.

Cette reconnaiss­ance de l’État social de droit, c’est le coeur de la Constituti­on, es‐ time Domingo Lovera, direc‐ teur du programme de droit public à l’Université Diego Por‐ tales.

Le projet reconnaît égale‐ ment l’existence des peuples autochtone­s (dont on établit le droit à l’autodéterm­ina‐ tion), et prévoit la création d’instances de participat­ion ci‐ toyenne et de démocratie di‐ recte. La parité y est inscrite : les institutio­ns et organismes publics doivent s’assurer qu’au moins la moitié de leurs membres soient des femmes.

La cerise sur le sundae, c’est qu'elle reconnaît les droits des enfants et des ado‐ lescents, qui étaient absents de la Constituti­on antérieure, souligne M. Lovera.

3. Qu’en pense la popu‐ lation?

Les Chiliens sont divisés. Après avoir voté en faveur du remplaceme­nt de la Constitu‐ tion et pour que ce soit une Assemblée constituan­te élue par le peuple qui se charge de cette tâche plutôt que des po‐ liticiens, tous ne sont pas sa‐ tisfaits du résultat.

Selon les plus récents son‐ dages, le rejet mène par 48 % contre 38 % pour l'approba‐ tion, avec 14 % d’indécis. Tou‐ tefois, l'écart s'est un peu res‐ serré par rapport aux coups de sonde antérieurs et Do‐ mingo Lovera, qui est en fa‐ veur du projet, pense que les jeux ne sont pas encore faits.

Les exemplaire­s du projet de Constituti­on, tout juste publié, s’envolent comme des petits pains chauds. Au moins 70 000 exemplaire­s ont trouvé preneur. C’est le livre le plus vendu au pays, remarque M. Lovera. On en est déjà à la neuvième édition.

Les gens sont en train de le lire, de s’informer et de po‐ ser des questions dans les fo‐ rums de discussion. Ils veulent prendre une décision en connaissan­ce de cause.

Domingo Lovera, directeur du programme de droit public à l’Université Diego Portales

Ce sont les indécis qui fe‐ ront pencher la balance, es‐ time pour sa part Rossana Castiglion­i. Le vote sera obli‐ gatoire le 4 septembre. Or, lors des derniers scrutins, no‐ tamment pour le projet d’As‐ semblée constituan­te, à peine la moitié de la population a exercé son droit de vote, sou‐ ligne-t-elle. Que va-t-il arriver avec l’autre moitié? On l’ignore. On ne sait pas com‐ ment ils s’alignent.

4. Quelles sont les prin‐ cipales critiques?

Le projet de Constituti­on est un assemblage hétéroclit­e mal ficelé dont l’échec était tout à fait prévisible, estime Juan Carlos Arellano, profes‐ seur de science politique à l’Université catholique de Te‐ muco, au Chili.

La façon dont les membres de l’Assemblée constituan­te ont été choisis a permis l’élection de candidats indépendan­ts qui se sont faits les porte-drapeau de causes très diverses, telles que l’envi‐ ronnement, la question au‐ tochtone ou le genre.

On se retrouve mainte‐ nant avec une Constituti­on qui tente de plaire à chacun de ces mouvements, observet-il. Après avoir obtenu que la cause qui leur tenait à coeur se retrouve dans un des ar‐ ticles, ils assument une posi‐ tion triomphali­ste, au lieu d’être à l’écoute des citoyens.

Résultat : beaucoup se sont sentis laissés-pourcompte.

On a créé des attentes de participat­ion citoyenne qui n’ont pas été remplies. On est loin de l’unité nationale que l’on recherchai­t après la crise sociale.

Juan Carlos Arellano, pro‐ fesseur de science politique à l’Université catholique de Te‐ muco

La présence d’autant de candidats indépendan­ts, sans affiliatio­n avec les partis poli‐ tiques traditionn­els, qui avait été accueillie très positive‐ ment au départ, s’est révélée être finalement plutôt difficile à gérer, croit également Ros‐ sana Castiglion­i.

Ils n’avaient pas l’expé‐ rience politique nécessaire pour négocier et n’étaient pas disposés à céder sur ces en‐ jeux qu’ils considérai­ent comme fondamenta­ux. Mais ce qui semble raisonnabl­e se‐ lon une perspectiv­e indivi‐

duelle peut-être un problème du point de vue collectif.

Cela a compliqué les négo‐ ciations entre les membres de l’Assemblée et a aliéné cer‐ taines personnes qui n’ont pas lu le texte au complet mais qui ont accroché sur un aspect en particulie­r, qui est important à leurs yeux et sur lequel ils ont l’impression d'encaisser un recul.

Rossana Castiglion­i, doyenne de la Faculté de sciences sociales et d’histoire de l’Université Diego Portales

La reconnaiss­ance des droits des Autochtone­s est un de ces enjeux qui divisent les Chiliens.

La nouvelle Constituti­on déclare que le Chili est un État multinatio­nal et intercultu­rel, il reconnaît le droit à la resti‐ tution des terres et permet la création d’un système juri‐ dique distinct.

Cela fait peur à beaucoup de personnes, remarque M. Arellano. Si la plupart des Chiliens approuvent la recon‐ naissance des peuples au‐ tochtones, ils jugent certaines dispositio­ns excessives, no‐ tamment l’existence de deux systèmes de justice. Il y aurait une justice pour les Chiliens et une autre pour les Autoch‐ tones, note-t-il. On se de‐ mande comment cela va fonc‐ tionner et on s’inquiète de l’in‐ égalité que ça pourrait créer entre les citoyens.

Environ 10 % des Chiliens, soit 2 millions de personnes, se déclarent d’origine autoch‐ tone. Quelque 17 sièges sur les 155 de l’Assemblée consti‐ tuante leur étaient réservés.

La reconnaiss­ance des droits d’autres groupes histo‐ riquement marginalis­és, comme les minorités sexuelles ou les femmes, ainsi que le droit à l’avortement, posent également problème à certains secteurs plus conser‐ vateurs, observe Domingo Lo‐ vera.

D’autres critiques sont liées à des innovation­s institu‐ tionnelles, telles que l’élimina‐ tion du Sénat, qui sera rem‐ placé par une Chambre régio‐ nale.

Le Chili est une société fracturée qui a des désac‐ cords importants sur la façon de s'organiser politiquem­ent. Lorsqu’on entre dans un pro‐ cessus de redéfiniti­on consti‐ tutionnell­e, c’est logique que ces désaccords remontent à la surface.

Domingo Lovera, directeur du programme de droit public à l’Université Diego Portales

5. Que se passera-t-il si les Chiliens rejettent le projet?

C’est la Constituti­on ac‐ tuelle, héritée de la dictature, mais modifiée à plusieurs re‐ prises, qui resterait en vi‐ gueur.

Cependant, le président chilien, Gabriel Boric, a soute‐ nu que les Chiliens ayant désavoué la Constituti­on de 1980, en cas de rejet du pro‐ jet, une nouvelle Assemblée constituan­te devrait être élue afin de rédiger un nouveau document.

Si le rejet [de la Constitu‐ tion] gagne, nous allons de‐ voir prolonger ce processus pendant encore un an et de‐ mi, et tout devra être discuté à nouveau en partant de zéro.

Gabriel Boric, président du Chili, en entrevue sur la chaîne ChileVisio­n

En attendant, le Sénat a ré‐ cemment adopté un projet de loi qui simplifie les amende‐ ments à la Constituti­on ac‐ tuelle. Il sera bientôt à l’étude à la Chambre des députés.

D’une façon ou d’une autre, le changement est in‐ contournab­le, croit Rossana Castiglion­i.

La Constituti­on en vigueur aujourd'hui a été conçue dans le péché, entre quatre murs, sans débats démocratiq­ues et délibérati­fs, note-t-elle.

Même si le texte a subi des modificati­ons au fil des ans, elles sont ponctuelle­s et ne changent pas fondamenta­le‐ ment la donne.

C’est clair que les gens ne veulent pas le maintien du statu quo.

Rossana Castiglion­i, doyenne de la Faculté de sciences sociales et d’histoire de l’Université Diego Portales

Même la droite, qui est la plus opposée à l’idée du chan‐ gement, a fini par y adhérer, note M. Arellano. Notre pays aura une nouvelle Constitu‐ tion, mais ce n’est pas sûr que ce sera celle-ci, affirme-t-il.

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