Radio-Canada Info

L’épouvantai­l de la privatisat­ion

- Natasha MacDonaldD­upuis

Les dernières semaines ont donné lieu à une « tem‐ pête parfaite » pour Doug Ford et à une consécrati­on pour ses opposants, qui soutiennen­t depuis des an‐ nées que le premier mi‐ nistre de l’Ontario a un ob‐ jectif secret : privatiser le système de santé.

Depuis le début juillet, 13 hôpitaux ontariens ont dû fermer temporaire­ment leurs urgences, faute de personnel. Fort de ce contexte et de son deuxième mandat majoritair­e obtenu en juin, Doug Ford a les coudées franches pour im‐ poser une réforme.

Les détails exacts seront connus dans un projet de loi déposé d’ici le 1er septembre, mais on sait déjà que le nombre d'interventi­ons chi‐ rurgicales faites dans des cli‐ niques privées, mais cou‐ vertes par l'assurance mala‐ die, va augmenter.

Pour l'opposition officielle, il n'y a aucun doute : il faudra bientôt sortir sa carte de cré‐ dit pour recevoir des soins.

Si on ne connaît pas le fin détail, la province semble jus‐ qu'ici vouloir s’inspirer davan‐ tage des modèles européens, qui offrent une solution mixte, que du système étasu‐ nien. À voir : la marge de ma‐ noeuvre des provinces de‐ meure limitée par le principe de l’universali­té enchâssé dans la Loi canadienne sur la santé.

D’emblée, l’Ontario est loin d’être le leader des soins pri‐ vés au Canada. En Alberta et au Québec, environ 15% des chirurgies sont effectuées dans le secteur privé, contre 5 % en Ontario, selon des données recueillie­s l’an der‐ nier par la vérificatr­ice géné‐ rale.

Au Québec, François Le‐ gault parle d’ailleurs de miser encore davantage sur le privé. Le Parti conservate­ur d’Éric Duhaime va plus loin encore, et propose un calque du mo‐ dèle allemand, où les citoyens sont libres de choisir soit le ré‐ seau privé soit le public.

Doug Ford est donc loin d’être le seul à débattre de la question au pays, mais les syndicats du secteur de la santé ont beaucoup de poids politique dans sa province et s’opposent faroucheme­nt à sa vision.

Leur principal argument est la pénurie criante de pro‐ fessionnel­s de la santé, en particulie­r d’infirmière­s, qui sont nombreuses à avoir quit‐ té le secteur public durant la pandémie.

Selon un sondage récent de l'Associatio­n des infir‐ mières et infirmiers auxiliaire­s autorisés de l'Ontario, près d’une infirmière sur deux songe à quitter la profession, contre 34 % en 2021. Plus de 90 % d’entre elles citent la ré‐ munération comme raison principale.

L’aspect moins débattu de ce plan est également risqué. Afin de libérer des lits d'hôpi‐ taux, l’Ontario autorisera­it le transfert d’aînés dans des centres de soins de longue durée de la province autres que celui choisi par le patient et sa famille.

Il suffira de la mort d’un aî‐ né isolé de ses proches ou d'une histoire poignante d'un couple séparé l'un de l'autre pour faire bondir l’opinion pu‐ blique.

Problème de communi‐ cation

Le caractère idéologiqu­e du débat attise la polarisa‐ tion, mais la communicat­ion gouverneme­ntale a aussi été défaillant­e.

La nouvelle ministre de la Santé, Sylvia Jones, a été mal‐ adroite lorsqu’elle a vague‐ ment fait allusion à la privati‐ sation du réseau avant même que le plan ne soit annoncé. Doug Ford, de son côté, dit qu’il ne s’agit pas de créer un système à deux vitesses comme nos voisins au Sud, mais l’absence de détails in‐ vite à la spéculatio­n.

Sur les ondes de CTV News cette semaine, l'ex-chef du NPD fédéral, Thomas Mulcair, a comparé la situation à celle des écoles privées.

L’argument de bien des gens, c’est que les écoles pri‐ vées réussissen­t mieux que celles du réseau public. Bien, c’est parce qu’elles peuvent choisir les meilleurs élèves! Les cliniques privées peuvent faire épargner de l’argent, mais regardez qui s’y re‐ trouve. Elles choisissen­t leurs patients. On n’y verra pas d’iti‐ nérant ou de personne en crise de santé mentale.

Comparaiso­n juste ou boi‐ teuse? Ce qui est certain, c’est que personne ne monte aux barricades pour abolir les éta‐ blissement­s d'enseigneme­nt privé en Ontario, qui fac‐ turent les frais d’admission parmi les plus élevés au pays.

N’oublions pas que le gou‐ vernement fédéral a aussi sa part de responsabi­lité dans ce débat, puisque toutes les pro‐ vinces sont enlisées dans cette crise. Mais même si Ot‐ tawa augmente le montant des transferts en santé aux provinces, rien ne garantit que le gouverneme­nt Ford utilisera ces fonds pour aug‐ menter de manière impor‐ tante la rémunérati­on des in‐ firmières.

Pendant ce temps, les salles d’opération du réseau public continuent d’être sousutilis­ées. En 2021, toujours se‐ lon la vérificatr­ice générale, le taux d’occupation des salles d’opération dans plus du tiers des hôpitaux de l’Ontario était sous la barre des 90 %.

Raison de plus, disent les opposants de Doug Ford, de régler la pénurie de personnel plutôt que de remplir davan‐ tage les salles d'opération pri‐ vées. Le premier ministre de‐ vra convaincre les Ontariens que son plan n'accélérera pas la migration déjà importante de profession­nels de la santé vers ce secteur.

Au final, bien des Onta‐ riens risquent de tendre l’oreille.

Dimanche dernier sur les ondes de la radio de CBC, une dame âgée de Toronto a ra‐ conté qu'elle et son époux de 78 ans avaient déboursé 20 000 $ pour qu'il puisse se faire opérer à Montréal dans une clinique privée pour un remplaceme­nt de la hanche.

Un trou énorme dans leurs économies, mais qui lui a per‐ mis d'obtenir son rendezvous rapidement, au lieu d’at‐ tendre des mois durant en Ontario.

Comme quoi la qualité de vie a un prix, et pas seule‐ ment pour les plus nantis.

Le débat de société est lancé.

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