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Main-d’oeuvre : l’exemple de deux hôpitaux ruraux qui dépendent d'agences de placement

- Yanick Lepage

Une infirmière embauchée grâce à une agence de pla‐ cement engendre des coûts deux à trois fois plus élevés qu’une infirmière embauchée directemen­t par l’hôpital, selon le pré‐ sident de la direction des hôpitaux de Walkerton et de Chesley, en Ontario. Or, celui-ci affirme que ses ur‐ gences dépendent de ces agences et que ses fi‐ nances en sont lourde‐ ment affectés.

La fin de semaine dernière, les urgences de ces deux hô‐ pitaux, situés à 110 km au nord de Kitchener, ont dû fer‐ mer pour la nuit, faute de per‐ sonnel. Ce n’est pas une situa‐ tion inconnue pour les éta‐ blissement­s de santé de ces deux communauté­s rurales du comté de Bruce. Depuis des années, ils tentent de trouver réponse à la pénurie de main-d'oeuvre qui les place sans cesse en position pré‐ caire.

En septembre 2019, le South Bruce Grey Health Centre - le réseau hospitalie­r qui gère les deux hôpitaux - a décidé de réduire les heures d’ouverture de l’urgence de Chesley en raison d’un manque de personnel infir‐ mier. En décembre dernier, c’était au tour de l’hôpital de Walkerton de voir sa salle d’urgence fermée durant la nuit pour une période indé‐ terminée.

Les résidents étaient ex‐ trêmement mécontents, af‐ firme Chris Peabody, le maire de la ville de Brockton, qui comprend la communauté de Walkerton et qui s’étend à la frontière de Chesley.

Il soutient que les hivers sont rudes dans la région, ce qui explique l'inquiétude des citoyens qui ont dû parcourir plusieurs dizaines de kilo‐ mètres supplément­aires pour recevoir des soins la nuit.

Devant cette situation, les citoyens et le conseil de ville ont fait front commun pour forcer le South Bruce Grey Health Centre et la province à trouver une façon de rouvrir les urgences à temps plein.

Un plan d’action pour trouver du personnel

Le président du South Bruce Grey Health Centre, Mi‐ chael Barrett, dit avoir déve‐ loppé un plan d’action pour garder le personnel existant en poste et recruter de nou‐ velles infirmière­s. La stratégie était d’attirer des étudiants lo‐ caux et du personnel d'autres pays en plus d’embaucher des infirmière­s à temps partiel qui auraient des horaires plus flexibles.

Si ces pistes de solutions avaient des visées à moyen et à long terme, le South Bruce Grey Health Centre misait sur les agences de placement pour répondre à ses besoins immédiats en personnel.

Grâce à ce plan d’action, les urgences de Walkerton et de Chesley ont pu rouvrir 24 heures sur 24 au prin‐ temps. Mais ces deux hôpi‐ taux dépendent maintenant des agences pour garder leurs portes ouvertes.

C’est malheureux, mais c’est la situation dans laquelle nous sommes. Nous devons avoir recours [aux agences] pour combler ces quarts de travail, explique M. Barrett.

Une main-d’oeuvre dis‐ pendieuse

Le président du South Bruce Grey Health Centre es‐ time qu’une infirmière qui provient d’une agence en‐ gendre des coûts deux à trois fois plus élevés qu’une infir‐ mière embauchée directe‐ ment par l’hôpital.

C’est très démoralisa­nt pour nos propres employés qui travaillen­t avec du per‐ sonnel qui gagne plus d’ar‐ gent qu’eux.

Michael Barrett, président du South Bruce Grey Health Centre

Ce n’est pas un modèle viable, selon Michel Grignon, qui est professeur d’économie au départemen­t santé, vieillis‐ sement et société de l’Univer‐ sité McMaster. Si c’est la rou‐ tine de faire appel à des agences de placement, c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas, explique-t-il.

Pour lui, ces agences peuvent apporter de la flexi‐ bilité à un système de santé qui est parfois rigide, mais leur utilisatio­n doit demeurer occasionne­lle. Ça ne peut fonctionne­r que dans la marge, dit-il.

Pourtant, plusieurs hôpi‐ taux de la province ont de plus en plus recours aux agences pour combler leurs besoins en personnel. Des données fournies par le Ré‐ seau universita­ire de santé (UHN) révèlent des dépenses totalisant 6,7 millions de dol‐ lars l’année dernière pour les services d’agences de place‐ ment.

C’est près de sept fois plus qu’avant la pandémie. Le ré‐ seau composé de dix établis‐ sements de santé à Toronto avait déboursé un million de dollars pour de tels services en 2018.

Questionné par Radio-Ca‐ nada, le ministère de la Santé n’a pas voulu dire s’il juge que cette utilisatio­n accrue des agences de placement est une solution durable à la pénurie de personnel. Par courriel, Bill Campbell, un porte-parole du ministère, a plutôt soutenu que ces agences sont un outil utilisé depuis longtemps par les hôpitaux ontariens.

Les hôpitaux sont respon‐ sables de leurs opérations quotidienn­es et des arrange‐ ments salariaux de leurs infir‐ mières, a-t-il ajouté.

Un maire et un pré‐ sident d’hôpital inquiets

Bien que le maire Peabody soit heureux de voir l’urgence de Walkerton ouverte à temps plein - sauf exceptions, comme ce fut le cas la fin de semaine dernière - il demeure préoccupé par la situation.

Le maillon faible de ce plan est l’utilisatio­n des agences de placement, et la province doit trouver une solution.

Chris Peabody, maire de Brockton

Dans une récente ren‐ contre avec Sylvia Jones, le maire a fait part de ses inquié‐ tudes à la ministre de la San‐ té. Elle aurait fait valoir les avantages qu’offrent les agences de placement et au‐ rait évité la question du finan‐ cement additionne­l néces‐ saire pour payer celles-ci, se‐ lon M. Peabody.

M. Barrett est lui-même in‐ certain de pouvoir garder les deux salles d'urgence ouverte à long terme.

Jusqu’à la fin juin, le South Bruce Grey Health Centre bé‐ néficiait d’un engagement fi‐ nancier de la province pour couvrir les frais additionne­ls des agences de placement. Le président Barrett soutient que cette aide de la province ne tient plus qu’à une pro‐ messe verbale.

Si la province arrêtait de fi‐ nancer l’utilisatio­n des ser‐ vices d’agence, le South Bruce Grey Health Centre encourrait des déficits importants. Tous les mois, nous avons des coûts supplément­aires qui sont insoutenab­les pour un petit hôpital comme le nôtre, explique-t-il.

En réponse aux enjeux de main-d'oeuvre actuels, le mi‐ nistère de la Santé dit dé‐ ployer la plus importante ini‐ tiative de recrutemen­t en san‐ té dans l’histoire de la pro‐ vince. Ce sont des efforts qui portent fruit, selon le porteparol­e Bill Campbell. Il sou‐ tient que 10 900 travailleu­rs de la santé supplément­aires ont été embauchés depuis le début de la pandémie.

Le professeur Grignon es‐ time pour sa part que le gou‐ vernement doit modifier la loi surnommée projet de loi 124

qui plafonne les augmenta‐ tions de salaire des tra‐ vailleurs du secteur public à 1 % par année. Quand l’infla‐ tion est à 7 ou 8 %, ça n’a plus de sens, martèle-t-il.

Et si M. Grignon juge qu’une surutilisa­tion des agences de placement révèle des problèmes structurel­s dans le réseau de la santé, il dit comprendre que dans les circonstan­ces actuelles, le per‐ sonnel infirmier se tourne vers celles-ci pour obtenir de meilleures conditions de tra‐ vail et des salaires plus élevés.

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