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États-Unis : attirer les enseignant­s à coups de milliers de dollars… sans succès

- Frédéric Arnould

LAS VEGAS - Dans la cin‐ quième commission sco‐ laire du pays, au Nevada, il manque encore plus de 1300 enseignant­s, trois se‐ maines après la rentrée scolaire.

C’est au son de la chanson We are family que les cen‐ taines d’élèves de l’école Lo‐ mie G. Heard de la banlieue de Las Vegas terminent leur journée et s’en vont prendre l'autobus scolaire ou rejoindre leurs parents venus les cher‐ cher.

Cette grande famille, qui a commencé l’année scolaire le 8 août dernier, manque d’une ressource essentiell­e, de plus en plus rare : des professeur­s. Pas trop surprenant lorsqu’on découvre que le Nevada oc‐ cupe la 48e position sur 50 États en matière de finan‐ cement du système d’éduca‐ tion. Ce qui n’attire vraiment pas les nouveaux ensei‐ gnants.

Il y a neuf ans, Vicki Kreidel a quitté la Californie pour en‐ seigner au Nevada. À ce mo‐ ment, il lui était encore pos‐ sible d’acheter une maison à Las Vegas, dans un État où il n'y a pas d’impôts sur le reve‐ nu. Aujourd’hui, les jeunes professeur­s ne peuvent plus se le permettre, constate-telle, tellement le coût de la vie a explosé aux alentours de Sin City, la ville du péché.

Dans les couloirs de l’école, elle nous confie qu’un ensei‐ gnant a failli être tué par un élève dans une école voisine il y a quelques mois. À cause de la COVID, les enfants et cer‐ tains parents ont perdu leurs capacités sociales, laisse-t-elle tomber, comme si de rien n’était.

Présidente d'un syndicat d'enseignant­s, elle explique le désenchant­ement et le dé‐ part de bien de ses collègues par une longue liste de do‐ léances.

Le taux de suicide parmi les enseignant­s, une commis‐ sion scolaire mal gérée, des avantages sociaux qui ne tiennent pas compte de la hausse du coût de la vie, des maisons devenues trop chères, etc.

Vicki Kreidel, enseignant­e et présidente du syndicat NEA-SN, l'Associatio­n natio‐ nale d'éducation du sud du Nevada

Et la liste continue…

Des milliers de dollars comme incitatifs

Jesus Jara, directeur de la commission scolaire du com‐ té de Clark, qui regroupe plus de 300 000 étudiants et 18 000 éducateurs, reconnaît que la pénurie d’enseignant­s est récurrente dans la région de Las Vegas, mais que cette année est la pire de toutes. Le constat est implacable : la profession n'attire plus assez de jeunes.

Le système universita­ire ne produit pas assez d’ensei‐ gnants. Juste pour remplacer les départs à la retraite et les postes vacants, j’ai besoin de 2000 enseignant­s par année. Il en sort seulement 900 nou‐ veaux par année.

Alors, histoire de motiver les troupes, la commission scolaire a offert non seule‐ ment 4000 $ aux enseignant­s d’ailleurs pour déménager au Nevada, mais a aussi augmen‐ té le salaire d’entrée de base de presque 10 000 $, pour un salaire total de 50 000 $. Im‐ possible de savoir, pour l'ins‐ tant, selon la commission sco‐ laire, le nombre d'enseignant­s de l'extérieur qui se sont pré‐ valus de ces avantages.

Vicki Kreidel dénonce, elle, un mauvais calcul. Ils ont aug‐ menté le salaire des nou‐ veaux enseignant­s, mais ils n’ont rien fait pour les vété‐ rans. Ceux qui enseignent de‐ puis sept, huit ou neuf ans ont le même salaire que ceux qui commencent leur carrière dans la classe d’à côté.

La peur au ventre d’en‐ seigner

Ioana Rainaldo, maman de la petite Emilia, six ans, a dé‐ ménagé récemment de l’Arizo‐ na à Las Vegas pour le travail de son époux qui est pilote de ligne. Enseignant­e, elle tra‐ vaille comme suppléante dans des écoles de la commis‐ sion scolaire locale.

Cette semaine, j’ai eu trois jours de classe, mais j’aurais pu en travailler cinq, parce qu’il y a une pénurie de sup‐ pléants. Je reçois des courriels chaque jour avec des offres multiples de remplaceme­nt.

Elle a bien sûr vu qu’il y avait de nombreux postes permanents offerts, mais elle ne pense pas faire le saut, afin de garder plus de temps pour sa jeune famille. Et d’éviter ces tâches administra­tives qui alourdisse­nt le travail des en‐ seignants de plus en plus.

J’ai un peu peur de postu‐ ler, car je sais ce que cela re‐ présente. Et sachant qu’il y a une pénurie, cela veut dire que vous devez aussi vous oc‐ cuper d'autres classes ou avoir des élèves en plus tant que les autres professeur­s ne sont pas là.

Ioana Rainaldo, ensei‐ gnante suppléante au Nevada

Jesus Jara, le directeur de la commission scolaire, admet que le défi est colossal. Le Ne‐ vada a les classes les plus peu‐ plées du pays. C’est parce que le financemen­t est limité, et donc c’est une des discus‐ sions qu’on a avec les syndi‐ cats et les élus pour le long terme.

Vicki Kreidel, enseignant­e à l’école Lomie G. Heard, en ra‐ joute sur le climat difficile de l’enseigneme­nt dans le sud du Nevada.

Jusqu'à ce que je vive ici, je n'avais pas vu autant de très jeunes enfants qui ont vécu des traumatism­es in‐ croyables, vous savez, des en‐ fants de six ans qui ont vu leurs parents mourir d'une surdose de drogue, des élèves de deuxième année qui ont fait face à la violence dans leur maison jusqu'au point où ils ont fait une dépression.

Un métier dévalorisé de‐ venu démotivant

Je m’ennuie de l’enseigne‐ ment, mais pas d’être un en‐ seignant, lance Evan Scheer.

Ce jeune professeur dans la mi-quarantain­e a vu défiler des milliers d'étudiants pen‐ dant la douzaine d’années qu’il a enseigné. Il fait partie de ces centaines d'ensei‐ gnants qui ont quitté complè‐ tement la profession cette an‐ née. Aujourd’hui, il suit des cours à distance en analyse de données.

Le métier n’est plus ce qu’il était, dit-il. Et la commission scolaire, selon lui, n'a pas compris que le plus grand dé‐ fi, c’est la rétention des pro‐ fesseurs. Ce qui est le véri‐ table enjeu dans le secteur de l’éducation, partout aux ÉtatsUnis.

Simplement focaliser sur le recrutemen­t des enseignant­s et non la rétention, c’est comme remplir une baignoire sans mettre le bouchon. Tout ce que vous faites, c’est laisser couler l’eau et la baignoire ne se remplit pas.

Et dans une ville comme Las Vegas, la grande tentation de changer de cap pour les jeunes qui voudraient devenir enseignant­s est très forte.

Ce n’est pas difficile d'aller sur le boulevard Las Vegas pour avoir un gros salaire et une carrière qui ne requiert pas d’éducation spécifique. On peut travailler comme ser‐ veur dans un restaurant chic et recevoir entre 80 000 et 100 000 dollars par année.

Evan Scheer, ex-ensei‐ gnant du Nevada

D’autres bonis

Récemment, la commis‐ sion scolaire du comté de Clark a décidé d’offrir des bo‐ nis de rétention de 2500 $ à la fin de septembre et de 2500 $ à la fin de l’année.

Jesus Jara est conscient que ces augmentati­ons et bo‐ nis ne sont pas encore suffi‐ sants, surtout pour une pro‐ fession qu'il estime noble, mais il n'a pas une grande marge de manoeuvre, puisque c’est l’État qui décide des en‐ veloppes budgétaire­s. Le bud‐ get actuel de la commission scolaire est près de trois mil‐ liards de dollars.

Vicki Kreidel, elle, a une meilleure idée pour revalori‐

ser le métier. On veut que les législateu­rs augmentent les salaires des éducateurs de 20 % dans tout l’État, que le personnel de soutien ob‐ tienne un salaire minimum de 20 $ de l'heure et qu’il y ait une limite de 20 élèves par classe. Des souhaits auxquels elle ne croit pas trop ellemême… En attendant, bien des élèves espèrent toujours d’avoir un enseignant régulier et qualifié dans leur classe d'ici la fin de l'année.

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