Radio-Canada Info

Sur la route : « Tu peux pas sauver ta nature pis ton signe de piastre »

- Émilie Dubreuil

DE MONT-LOUIS À L’ANSEPLEURE­USE – 8 h du matin. La lumière dorée de la fin de l’été enveloppe l’Ansede-Pot, surnom que donnent les plus vieux à leur village, Saint-Maximedu-Mont-Louis. « Ben, c’est parce que le village a la forme d’un pot, tu vois pas? », me lance Robert Gi‐ roux, en riant.

Pour être honnête, non, je ne vois pas. Je vois la mon‐ tagne presque noire dans le contre-jour tout au fond de l’anse, la plage en arrondi, l’océan d’un bleu profond, les goélands et les quelques rares mouettes qui goûtent le soleil tranquille­ment, sur la digue, le bec en l’air.

De l'autre côté de la rue, devant la mer et les oiseaux, le Gaz-O-Bar et ses pompes à essence. Une dizaine d’hommes y prennent le café et se font aller le bec. Il y a Ro‐ bert, Laval, Bertrand, Patrice, Reynald et les autres. On est la ligue du vieux poêle. Tous les matins, on se retrouve ici, dit Robert Giroux, décidé‐ ment blagueur. Quand il fait beau, on est dehors. Quand l'hiver commence, on s’assit en dedans, précise Laval Le‐ mieux, parce qu’ici y fait frette en masse, l’hiver.

Ce matin, la ligue du vieux poêle discute de tout, de rien, et pas mal de la campagne électorale. Un peu comme les goélands et les mouettes se partagent le quai en toute quiétude, au Gaz-O-Bar, tous n’ont pas la même couleur politique, mais tant qu’y a pas de chicane, c’est ben correct, dit Reynald Cleary.

Nous, on est tous des Re‐ né Lévesque, déclare Patrice Mimeault, 68 ans. On est Qué‐ bécois comme lui l’était, on veut ce qu’il voulait. Déclara‐ tion à la fois simple et immen‐ sément complexe. Laval Le‐ mieux précise : Nous aut’, on est bleu par-dessus la tête. Depuis 1981, c’est le Parti qué‐ bécois qui a emporté le plus souvent la circonscri­ption.

Dans sa salopette d’un bleu délavé, Bertrand La‐ pointe soupire, rouspète. Il trouve que le parti souverai‐ niste n’a pas servi les intérêts des Gaspésiens. Moi, chuis un Canadien français. Jamais de la vie que je suis nationalis­te. La Gaspésie est dans l’opposi‐ tion, ça fait 40 ans, c’est pour ça qu'il ne se passe pas grandchose par icitte.

Dans les villages de la Haute-Gaspésie, beaucoup d’hommes ont travaillé à la défunte mine de cuivre de Murdochvil­le où ils se ren‐ daient en empruntant la route vers les Chic-Chocs, à partir de L'Anse-Pleureuse. Le sujet de la mine, comme le nom de ce village, inspire la mélancolie.

Moi, j’ai travaillé 20 ans là. J’ai perdu ma job en 2002 quand ils l’ont fermée. Le re‐ gard de Reynald Cleary s’égare vers la mer. Quand ç'a été fini à la mine, c’est devenu bien triste par ici. La moitié du monde est partie. La vie est partie.

S’il y a d’ailleurs un sujet sur lequel tout le monde s’en‐ tend au Gaz-O-Bar de MontLouis, c’est l’enthousias­me de‐ vant ce qu’ils considèren­t, tous, comme une excellente nouvelle : la réouvertur­e de la mine. On attend juste que la mine rouvre, dit Laval Le‐ mieux, provoquant des ho‐ chements de tête unanimes.

Vingt ans après la ferme‐ ture de la fonderie, Métaux Osisko a annoncé en juillet dernier son intention d'ache‐ ter la mine. Si tout se passe comme prévu, la réouvertur­e du gisement de cuivre pour‐ rait signifier des centaines de nouveaux emplois dans la ré‐ gion.

Un autre enjeu qui rallie les habitués du Gaz-O-Bar, le cari‐ bou forestier. Le cheptel qui vit dans la montagne de l’ar‐ rière-pays se meurt, on l’a dé‐ claré en état d’extinction. À la veille du déclenchem­ent des élections, le gouverneme­nt du Québec annonçait de nou‐ velles mesures pour tenter de le sauver. Une dizaine de mil‐ lions de dollars, une alliance avec le gouverneme­nt fédéral, une promesse de réduire les perturbati­ons qui empêchent l’animal emblématiq­ue de se reproduire. Ce qui veut dire, essentiell­ement, les chemins forestiers.

Au Gaz-O-Bar, la ligue du vieux poêle s’agace. L’un d’eux fait valoir qu’il manque de lo‐ gements, qu’il n’y a plus de quai au village, qu’on manque de jobs, que la 132 tombe dans le fleuve. Alors, les 30 ca‐ ribous…

Les vieux dans le temps, y disaient qu’y avait 250 bêtes sur le mont Jacques-Cartier. Y appelaient même ça la mon‐ tagne de l’étable, se souvient Bertrand. Oui, on a bûché. Oui, on a fait des chemins, mais ces bêtes-là, ça fait 100 ans qu’ils se partagent le même sang, c’est des consan‐ guins, pis ça fait pas des en‐ fants forts.

Bertrand ajoute : Avant, y avait pas de monde sur cette montagne-là, pis là, c’est noir de monde. Le caribou, la na‐ ture, ça amène du touriste en Gaspésie et c’est ben compre‐ nable. C'est comprenabl­e aus‐ si qu’on veuille le sauver, mais tu ne peux pas avoir ta nature pis ton signe de piastre en même temps.

La photo que vous voyez ci-dessus n’a pas été prise par Ivanoh, mais par Éric Des‐ champs, 31 ans, un photo‐ graphe animalier qui avait ac‐ cepté de nous amener obser‐ ver les caribous sur le som‐ met du mont Jacques-Cartier. Alors qu’il étudiait en actua‐ riat à Montréal et travaillai­t à l'Apple Store du DIX30, en banlieue sud de Montréal, il a tout plaqué, il y a six ans, pour s’installer en Gaspésie. Le regard brillant de ferveur, il me raconte son amour pour la région. Ça me rend émotif de parler de ça, mais la nature a le pouvoir de changer des vies. Elle a changé la mienne.

Les montagnes, la mer, la forêt, les oiseaux, les animaux et, bien sûr, le caribou le pas‐ sionnent.

Alors que nous grimpons sur un sentier abrupt, là où il n’y a plus d’arbres et où les roches sont couvertes d’un li‐ chen vert tendre, j’ai le souffle court et l’impression d’être sur la Lune. Éric lâche un chiffre alarmant. Quand je suis arrivé en Gaspésie en 2016, on par‐ lait de 148 individus par dé‐ compte aérien. Là, on parle de 34 ! La situation est catastro‐ phique.

Deschamps est devenu une star sur les réseaux so‐ ciaux quand il a publié, il y a quelques années, une vidéo tournée dans les Chic-Chocs. C’était un matin de novembre. Il était sur un sommet des Chic-Chocs. Il a fait la ren‐ contre d’une bande d’ori‐ gnaux qui sont venus le voir, curieux. Cette publicatio­n a été vue par plus d’un million de personnes. Depuis, le jeune homme se consacre à la nature et à la photo. Il a beau‐ coup lu sur la faune qu’il pho‐ tographie.

Il utilise une image très simple pour expliquer pour‐ quoi le caribou est en si mau‐ vaise posture : C’est comme si, dans ta maison, on enlevait la toilette, puis la salle à manger, le salon et finalement le toit. Le caribou a besoin d’une fo‐ rêt mature pour vivre et l’in‐ dustrie forestière gruge la fo‐ rêt, on gruge sa maison.

Éric Deschamps se désole du vent de discorde que sème le sujet du caribou dans la ré‐ gion. Il comprend très bien que l’industrie forestière en Gaspésie nourrit bien du monde, ici. Il y a tant de ca‐ deaux de Noël achetés grâce aux arbres coupés. Il y a bien de mes chums qui arrivent fi‐ nancièreme­nt grâce à ça. Mais en même temps, si les gou‐ vernements agissent pas maintenant, rapidement, on va les perdre, les caribous fo‐ restiers.

Pour la petite histoire, Iva‐ noh et moi n’avons jamais vu de caribous, malgré les heures passées sur la montagne. Ils y étaient pourtant, mais cachés par la brume et la pluie dense et froide. On s’est fait rincer pas mal, a résumé Éric quand nous sommes descendus, trempés jusqu’aux os. Sou‐ riant malgré notre mésaven‐ ture. Le jeune homme est ha‐ bité d’une sérénité évidente. Il explique que la Gaspésie se si‐ tue bien loin des stress de la ville et que sa beauté, son si‐ lence le rendent heureux.

Au Gaz-O-Bar, même pro‐ pos. Devant le poste à es‐ sence, la ligue du vieux poêle contemple la mer. C’est beau, on se tanne pas, disent les gars. Pis on n’a pas les mêmes stress qu’en ville, ajoute Rey‐ nald.

La ligue du vieux poêle est bien contente que des jeunes comme Éric viennent vivre ici et, malgré quelques diffé‐ rences de point de vue, ils s’entendent comme les mouettes et les goélands sur une chose : le bonheur de vivre le nez dans l’air marin.

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