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« Ça va faire étrange de l’appeler le roi »

- Émilie Dubreuil

En français, le pub pourrait s’appeler la Chouette et le Minou. Mais le nom du pub, « Owl and Pussycat », au coin de Red Church et Chance Street, dans l’East End londonien, est en fait intraduisi­ble, tout comme ce qui s’y joue en ce mo‐ ment.

C’est un moment histo‐ rique que nous vivons en‐ semble, me lance un buveur. La monarchie, ses drames et ses peines, c’est ce que nous faisons de mieux, en Angle‐ terre , poursuit-il, le regard ri‐ vé sur l’écran, comme tous les clients qui ont envahi les lieux pour vivre le moment.

Une heure avant l’allocu‐ tion du prince Charles, désor‐ mais le roi Charles III, on dis‐ cutait ferme sur le trottoir de‐ vant le pub de ce quartier branché de Londres où les cravates se dénouent, le temps de quelques pintes. Pour ou contre la monarchie? La question est sur toutes les lèvres en ce doux soir de sep‐ tembre.

Ian Mills, 49 ans, qui tra‐ vaille dans le domaine des nouvelles technologi­es, ouvre un petit parapluie noir alors qu’il ne tombe que quelques gouttes de pluie. Ah! Vous ne le saviez pas? Il pleut toujours à Londres, lâche-t-il, pincesans-rire. Comme tout le monde, je l'ai aimée, dit-il plus sérieuseme­nt. Je l'ai aimée, comme on aime une vieille dame, pas comme une reine.

Ian trouve, sinon, que la monarchie est un concept dé‐ passé et ridicule. On ne peut conférer ce type de pouvoir à un être humain, par définition mortel. C’est un concept ar‐ chaïque dont la Grande-Bre‐ tagne doit se débarrasse­r. Ian n’hésite d’ailleurs pas à pro‐ phétiser que le discours de Charles, dans une heure, sera un moment historique, car il marquera, à son avis, le début de la fin de la monarchie an‐ glaise.

Ian évoque, sur un ton caustique, les scènes retrans‐ mises à la télévision depuis le palais de Buckingham, où des Britanniqu­es éplorés, qui ont troqué leur flegme tradition‐ nel pour des oeillets, défilent la larme à l'oeil. Il émet l'hypo‐ thèse que les Anglais vivent, à travers la mort d’Élisabeth, le deuil de leur propre jeunesse, mais aussi celui d’un pays fan‐ tasmé, uni.

Il y a beaucoup plus de choses qui s’expriment là-de‐ dans que le strict départ de la reine. Ian dit encore, en se pinçant les lèvres, le regard es‐ piègle : Tout cela, c’est la faute de David Bowie. Quand Bowie est mort en 2016, tout s'est déglingué. Trump a été élu aux États-Unis, la COVID est arrivée et là, la reine meurt. Ian rit, prend tranquille­ment une gorgée de bière à la santé de Bowie.

À quelques pas de là, sur le trottoir, un groupe de trois jeunes hommes au teint de lait caractéris­tique des cartes postales britanniqu­es d’an‐ tan. L’un a 25 ans, l’autre 29 ans et le dernier 33 ans. Ils se prénomment respective‐ ment Lewis, Jamie et Tom. Et ils sont tous pour la monar‐ chie. La raison en est simple : c’est la seule chose qui unit en ce moment leur pays déchiré.

La fracture laissée par le Brexit hante encore tout le monde et la société britan‐ nique, me racontent-ils, n’en finit plus de se diviser. L’éco‐ nomie, l’inflation galopante, la hausse du prix des carbu‐ rants, l’immigratio­n... À cela, chaque politicien apporte une solution qui ne satisfait vrai‐ ment personne. À tout cela, la famille royale oppose un sym‐ bole de continuité et d’unité, pense Tom, dont le nom de famille est… Windsor!

Mais tous trois sont scep‐ tiques sur la capacité de Charles à faire aussi bien que sa mère, même si Tom est un fan. Charles a des conviction­s environnem­entales inspi‐ rantes. Je crois qu’il peut nous lancer dans un nouveau cha‐ pitre plus vert de notre his‐ toire.

À 18 h, Lewis, Jamie et Tom entrent dans le pub rejoindre les autres clients réunis de‐ vant l’écran géant pour écou‐ ter le nouveau roi. Le brou‐ haha habituel des lieux s’éteint, l’instant devient so‐ lennel. L’un d’eux lâche, sou‐ dain, un très viril : Je pense que je vais pleurer.

Dans l’East End, à peu près tout le monde à qui nous avons parlé était à fleur de peau, même les marginaux. Azzy Brauu a la tignasse trico‐ lore. Elle arbore des faux cils immenses et dissimule la cou‐ leur véritable de ses yeux avec des lentilles cornéennes colorées qui lui donnent des allures de chat.

Elle nous raconte qu’elle pleure depuis jeudi et nous confie candidemen­t : La reine, c’était comme ma grandmère. Je me sens orpheline. Son boyfriend hoche la tête. Il la comprend. Il s’appelle An‐ drew Fairclough. Mais je crois que Charles devrait céder le trône à William. Qui a dit que les punks ne pouvaient pas avoir d'opinion sur les in‐ trigues de palais?

Dans tous les abribus de la ville, de grands panneaux ont été installés hier avec une photo de la reine, son année de naissance et son année de décès. Les soeurs Akva et Aba‐ na Appiah attendent le bus devant l’image de la défunte. Quand nous les avons ren‐ contrées, l’aînée se dépêchait de rentrer à la maison pour écouter le discours de Charles.

Ça va être très étrange de l’appeler "le roi Charles". Élisa‐ beth, elle était là depuis tou‐ jours, ça allait de soi. Sans elle, est-ce que ça va marcher?

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