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Plongée dans le noir : Kharkiv paie le prix des succès de l’Ukraine

- Tamara Alteresco

Il était à peine 9 h du soir, et avec l'arrivée de la nuit, Kharkiv se méfie toujours. Cette deuxième ville d’Ukraine, située à moins de 80 kilomètres de la fron‐ tière russe, est constam‐ ment la cible d'attaques aux missiles lancés depuis la ville de Belgorod de l'autre côté.

Kharkiv vit aussi, depuis le mois de mars, au son de l’ar‐ tillerie de deux armées qui s'affrontent à l'est de la ville. La région est un des princi‐ paux fronts de la guerre et c’est là que, depuis quatre jours, l'armée ukrainienn­e re‐ prend ses droits dans des di‐ zaines de villages. Une avan‐ cée aussi spectacula­ire qu'in‐ attendue.

Les gens ne parlent que de ça ici. La contre-offensive et les exploits de nos héros qui ont réussi à repousser l'enne‐ mi jusqu’aux abords de la frontière russe et libérer une quarantain­e de villes et vil‐ lages.

Mais tout le monde se de‐ mande, du même souffle, comment le Kremlin va réagir à la déconfitur­e de son armée dans la région.

Dans la petite salle à man‐ ger de l’auberge où nous lo‐ geons, les rideaux sont fer‐ més et il est strictemen­t inter‐ dit de les ouvrir, question de ne pas laisser filtrer de la lu‐ mière le soir.

Quelques convives sont réunis pour le repas.

À notre table, en plus de l'équipe habituelle de RadioCanad­a, un jeune homme de 22 ans, Sergii, s’est ajouté à la dernière minute. Il arrive jus‐ tement de Hrushivka, un des villages libérés par l'Ukraine où ses parents vivaient sous occupation russe depuis le printemps.

Nous sommes pendus à ses lèvres et à ses récits. Car cela fait deux jours que l'ar‐ mée nous interdit de pénétrer dans ces terres nouvelleme­nt conquises qui s'étendent sur plus de 3000 kilomètres car‐ rés.

Sergii, lui, a pu y aller sans problème pour amener des vivres à ses parents. Ils nous décrit les retrouvail­les avec émotion, photos à l'appui.

Des selfies de lui, de son père et de sa mère. Il dit qu’ils vont bien dans les circons‐ tances. Ils ont vécu les der‐ niers mois au pas des occu‐ pants avec le rouble russe comme monnaie officielle et la propagande du Kremlin.

Sergii affirme que ses pa‐ rents et leurs voisins n’ont pas été brutalisés, mais il n’a pas

pu sonder tout le monde évi‐ demment. (Les autorités ukrainienn­es affirment en‐ quêter sur les corps de quatre civils retrouvés dans un vil‐ lage, qui portent des marques de torture.)

Il nous décrit l'état des lieux, l'équipement, les tanks abandonnés par les soldats russes qui ont pris la fuite.

Comme nous l'avaient ra‐ conté des officiers ukrainiens plus tôt, Sergii explique que beaucoup de résidents pro‐ russes qui habitent la région se sont enfuis en Russie, ainsi que de collaborat­eurs locaux. Il y a même des jeunes Ukrai‐ niennes qui se sont même amourachée­s de soldats russes qui sont parties avec eux, dit-il.

Comme je disais… nous étions pendus à ses lèvres quand la lumière s’est éteinte d’un seul coup et l'hôtel s’est mis à trembler.

Une série d'explosions tout près. Terrifiant, mais pas étonnant.

Nous avons compris quelque 10 minutes plus tard qu’un missile avait frappé la plus grande centrale ther‐ mique de Kharkiv située à quelques kilomètres. Toute la ville est plongée dans le noir, dit Sergii, qui a réussi à joindre un ami au téléphone. Il n'y a pas d’Internet, pas d’eau.

Au total c'est plus de 9 mil‐ lions d’Ukrainiens qui sont sans courant et sans eau. Une attaque terroriste, a déclaré le président Volodymyr Zelens‐ ky quelques heures plus tard en confirmant plusieurs at‐ taques aux missiles contre des infrastruc­tures critiques dans le nord-est et le centre du pays.

Même à travers les té‐ nèbres, l'Ukraine et le monde civilisé voient clairement ces actes terroriste­s. Des frappes de missiles délibérées et cy‐ niques sur les infrastruc­tures essentiell­es civiles. Pas une seule installati­on militaire. Volodymyr Zelenskly Quand nous sortons de notre cachette (et de notre stupeur) lampe de poche sur le front, il y a un immense nuage de fumée noire qui se dégage de la centrale ther‐ mique. Une fumée tellement opaque que la lune n’éclaire plus les champs.

La vapeur qui s'échappe de la centrale fait un vacarme, on dirait des avions.

C’est la première fois que ça arrive, affirme Sergii, qui doit nous laisser pour s'assu‐ rer de prendre la route et de rentrer à la maison avant le couvre-feu de 22 heures.

Ces attaques contre des infrastruc­tures cruciales sont en effet les premières d’une telle envergure depuis l’inva‐ sion, le 24 février.

La nuit a été bruyante et d’autres explosions ont suivi.

Le lendemain matin aussi, des attaques ont été menées.

Cette fois le centre-ville de Kharkiv et une partie du terri‐ toire reconquis par les forces ukrainienn­es. Plus précisé‐ ment dans la région d'Izioum, une ville qui servait de centre névralgiqu­e pour les opéra‐ tions militaires de la Russie dans le Donbass.

Comment expliquer une telle déconfitur­e de l'armée russe en si peu de temps? Cette contre-offensive sera étudiée de près pendant des années, me confie un ana‐ lyste en sécurité, qui n’en re‐ vient tout simplement pas.

Car c’est tout le bastion nord-est que la Russie a per‐ du sans offrir de résistance. Moscou affirme de son côté s'être retiré de son propre chef pour reposition­ner ses soldats vers l’est. Mais l'équi‐ pement abandonné et le nombre de soldats qui se se‐ raient rendus racontent une tout autre histoire.

Jusqu'où ira l'armée ukrai‐ nienne? Jusqu'à la frontière russe, me répond un soldat qui dit avoir participé à la libé‐ ration de Koupiansk la veille.

Et quand il évoque la fron‐ tière russe, c’est celle d’avant 2014. Il boit un café avec un confrère. Il est souriant, fier, mais pas dupe.

L'attaque sur les infra‐ structures de Kharkiv et ses environs ne sont peut-être qu’un avant-goût. Les missiles ne changent rien aux pertes russes, ce n’est que pour dé‐ moraliser le peuple.

Il n’y avait toujours pas de courant quand nous avons quitté Kharkiv lundi matin et nous avons eu le luxe de plier bagage et de rouler vers l'ouest afin d’entrer en com‐ munication avec Montréal et envoyer nos reportages à temps. Mais pour ceux qui restent et qui endurent, l’hi‐ ver s'annonce difficile, si la guerre perdure.

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