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Tarifs sur les engrais russes : « On se pénalise nous-mêmes! »

- Louis Blouin

La colère gronde dans le milieu agricole face à l’ex‐ plosion des coûts de pro‐ duction. Malgré tout, le Ca‐ nada refuse de lever ses sanctions sur les engrais russes, quitte à empirer la crise alimentair­e.

Le cultivateu­r Marcel Mi‐ chaud creuse le sol avec ses mains pour nous montrer de grosses pommes de terre bientôt prêtes à être récol‐ tées. Le printemps a mal com‐ mencé. Dans notre coin, on a eu de la grosse pluie, explique le propriétai­re des fermes GAM au Nouveau-Brunswick. Mais cette année, il n’y a pas que les conditions météo et le prix du carburant qui le pré‐ occupent.

Sa facture d’engrais a dou‐ blé en 2022. La pandémie a entraîné des problèmes dans les chaînes d'approvisio­nne‐ ment. La guerre en Ukraine et la pénurie de gaz naturel, qui intervient dans la préparatio­n des engrais, ont nui à la pro‐ duction sur le continent euro‐ péen.

Le gouverneme­nt Trudeau contribue aussi à sa manière à l’augmentati­on des prix. Otta‐ wa a imposé des tarifs de 35 % sur tous les produits en provenance de Russie, y com‐ pris les engrais azotés. Avant l’imposition des tarifs, 85 à 90 % des engrais utilisés dans l’est du Canada provenaien­t de la Russie, selon l’industrie. Le choc est brutal. En agricultur­e, quand tu as des balles courbes comme ça, ça ne va pas bien.

Marcel Michaud, cultiva‐ teur de pommes de terre au Nouveau-Brunswick.

L’Union des producteur­s agricoles (UPA) réclame la le‐ vée des tarifs. Le gouverne‐ ment canadien fait fausse route, selon Charles-Félix Ross, le directeur général de l’UPA.

Une décision de taxer les engrais, c’est taxer la nourri‐ ture, souligne M. Ross.

Le Canada est le seul pays du G7 à imposer des sanc‐ tions sur les engrais en prove‐ nance de Russie. Même le se‐ crétaire général des Nations unies décourage l’imposition de sanctions sur les engrais russes et ses ingrédient­s comme l’ammoniac, pour évi‐ ter la crise alimentair­e mon‐ diale.

En 2022, il y a un risque réel de manquer de nourri‐ ture. Il est absolument essen‐ tiel de retirer les barrières aux exportatio­ns d’engrais russes.

Antonio Guterres, secré‐ taire général des Nations unies, le 14 septembre der‐ nier.

En principe, l’agriculteu­r Marcel Michaud n’a rien contre le régime de sanctions contre la Russie, tant qu’il ne se retrouve pas en position désavantag­euse face à ses compétiteu­rs américains. On se pénalise nous-mêmes! dé‐ clare-t-il.

Freeland reste ferme

La ministre des Finances, Chrystia Freeland, ne bronche pas. La Russie mérite d’être dans la même catégorie que la Corée du Nord, a-t-elle dé‐ claré la semaine dernière.

Le Canada a retiré à la Rus‐ sie son statut de partenaire commercial privilégié dans la foulée de l’invasion de l’Ukraine et a imposé des ta‐ rifs douaniers de 35 % sur toutes les importatio­ns qui en proviennen­t. Ce régime de sanctions musclé n’est pas près de changer, selon la mi‐ nistre.

Tous les Canadiens sont en faveur d’un régime de fortes sanctions contre la Russie, surtout maintenant.

Chrystia Freeland, ministre des Finances du Canada.

La ministre Freeland rap‐ pelle que le régime de sanc‐ tions occidental cause des conséquenc­es beaucoup, beaucoup, beaucoup plus graves pour les pays euro‐ péens que pour le Canada.

Or, selon nos informa‐ tions, certains ministres au‐ tour de la table du cabinet de Justin Trudeau sont en désac‐ cord et jugent que les tarifs canadiens sur les engrais sont injustes pour les agriculteu­rs d’ici.

Pour l’instant, le premier ministre se montre ouvert à des mesures d’aide spéci‐ fique, sans préciser lesquelles. On comprend à quel point les coûts de production, les coûts pour nos agriculteu­rs ont augmenté. C'est une réalité à travers le monde, et nous al‐ lons être là avec des mesures pour les aider, a déclaré Justin Trudeau la semaine dernière en marge du caucus de son parti au Nouveau-Brunswick.

Pour l’instant, le gouverne‐ ment du Canada s’est conten‐

té de bonifier son programme de paiements anticipés pour aider les agriculteu­rs à couvrir leurs coûts en attendant de vendre leurs produits. La li‐ mite des avances sans inté‐ rêts a été augmentée pour les saisons 2022 et 2023.

Quelle solution de re‐ change?

En préparatio­n de la pro‐ chaine saison des récoltes, l’industrie agricole doit réali‐ gner sa stratégie d’approvi‐ sionnement et vite.

Le groupe Sollio, la plus importante coopérativ­e agri‐ cole au Canada, peut se tour‐ ner vers l’Ouest canadien pour certains engrais comme la potasse, mais ce n’est pas suffisant pour combler tous les besoins. Par ailleurs, le transport par train est plus coûteux que par navire.

Sollio a l’intention de se tourner vers des pays comme l’Algérie et l’Égypte, par exemple, en vue de la pro‐ chaine saison. Alors que le prix de certains produits a doublé en 2022, il pourrait en‐ core faire un bond de 25 à 50 % l’année prochaine.

Casper Kaastra, chef de la direction de Sollio Agricultur­e, n’ose pas tirer un trait définitif sur la Russie comme source d’approvisio­nnement d’en‐ grais azotés.

On se tourne vers d’autres pays, mais chose certaine, on ne peut pas se permettre une crise alimentair­e dans l’est du Canada, alors il faut garder nos options ouvertes, ex‐ plique M. Kaastra.

Sollio cherche aussi des so‐ lutions à long terme pour ré‐ duire, par exemple, la quanti‐ té d’engrais nécessaire dans les champs. Le groupe coopé‐ ratif cherche notamment à développer de nouveaux en‐ robages pour l’engrais afin que les nutriments soient dé‐ ployés au bon moment dans le sol. Ça, c’est un bon exemple où on peut faire mieux avec moins, explique Casper Kaastra.

Marcel Michaud, lui, met à l’essai des variétés de pommes de terre qui néces‐ sitent moins d’eau et d’en‐ grais. Toutefois, ce processus de sélection prend des an‐ nées et n’offre aucune solu‐ tion immédiate à la hausse du prix des engrais.

Les pieds entre deux rangs de pommes de terre, l’agricul‐ teur regarde l’horizon avec in‐ certitude. Il y a du monde qui dit : "Je ne peux plus en prendre, je vais abandonner". Des jeunes disent : "Je ne prends pas la relève, je n'ai pas besoin de ça". C’est dom‐ mage, explique Marcel Mi‐ chaud, qui s’inquiète pour la relève dans le secteur agri‐ cole.

Pour lui, impossible de chasser cette impression que, peu importe ses efforts et la qualité de sa terre, le fruit de son travail lui échappe de plus en plus.

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