Quand la réconciliation passe par la science
Margaret Reynolds a grandi dans la communauté dé‐ née de Dipper Lake, en Sas‐ katchewan, il y a de cela plusieurs décennies. Làbas, loin des grandes villes, l’on se tournait vers la fo‐ rêt boréale pour se soigner. « Je me souviens que ma mère et ma grand-mère utilisaient toujours des re‐ mèdes de la terre, parce que nous n’avions nulle part où nous procurer des médicaments occidentaux. Alors nos médicaments ve‐ naient de mère Nature », raconte-t-elle.
Depuis des générations, les Premières Nations du Ca‐ nada ont appris à utiliser les plantes qui les entourent pour combattre les maladies et panser les blessures. Mais une partie de ce savoir s’est perdue avec l’arrivée des Eu‐ ropéens.
Aujourd’hui, des aînés se consacrent à transmettre ces connaissances aux plus jeunes. À cause de la colonisa‐ tion, notre peuple est devenu très sceptique, car notre mode de vie a été tellement démonisé, relate Florence Al‐ len, une aînée de la Première Nation crie de Peter Ballan‐ tyne, près de Prince Albert.
Mais puisque je viens d’une lignée de guérisseurs (medicine people), cela était toujours pratiqué sur la ré‐ serve où je vivais. Et lorsque nous avons quitté la réserve, nous avons quand même gar‐ dé nos remèdes avec nous. Si nous nous blessions dans la forêt ou que l’on se faisait pi‐ quer par une abeille, on pre‐ nait une feuille d’arbre, on la mâchait, on la posait sur la pi‐ qûre et l’enflure disparaissait.
Enseigner le savoir au‐ tochtone à l’université
Pendant longtemps, la mé‐ decine moderne s’intéressait peu à la médecine tradition‐ nelle autochtone. Toutefois, cela est en train de changer, grâce, entre autres, à l’Univer‐ sité des Premières Nations du Canada, en Saskatchewan. Cet établissement, dont le bâ‐ timent principal est situé à Re‐ gina, possède aussi des cam‐ pus à Saskatoon et à Prince Albert. Cette université unique en son genre intègre les connaissances tradition‐ nelles autochtones dans tous ses programmes, allant de la science aux arts.
C’est d’ailleurs ce qui a inci‐ té Juleah Duesing-Bird, une jeune femme d’ascendance autochtone, à s’inscrire dans le programme de sciences de cette université. Mes arrièregrands-parents ont vécu les pensionnats autochtones et cela a causé des déplace‐ ments dans ma famille. Donc mon mushum [grand-père], qui aurait dû recevoir tous ces enseignements culturels, ne les a pas reçus. Alors je n’ai pas grandi avec ces enseigne‐ ments, dit-elle.
On ne voit pas habituelle‐ ment une institution comme celle-ci, qui considère le savoir autochtone comme faisant partie de la science occiden‐ tale.
Juleah Duesing-Bird, étu‐ diante en sciences à l’Universi‐ té des Premières Nations du Canada
Afin de transmettre ces connaissances, un conseil d’aî‐ nés, dont font partie Marga‐ ret Reynolds et Florence Allen, contribue au développement du contenu des programmes. Je voulais aider comme je peux, partager ce que je connais, explique Archie Wee‐ nie, un autre membre du conseil des aînés, originaire de la Première Nation de Sweet‐ grass. Ainsi, peut-être que cela nous aidera à guérir, et ceux qui fréquentent l’université pourront utiliser ce savoir avec sagesse.
La chimie des plantes médicinales
Le personnel enseignant de l’Université comprend aus‐ si des professeurs non au‐ tochtones, comme le chimiste Vincent Ziffle. Ce qui m’a attiré vers l’Université des Pre‐ mières Nations du Canada, c’est la communauté, les aî‐ nés, les étudiants, ainsi que l’occasion de travailler dans un système universitaire très unique, explique-t-il.
Le professeur de chimie consacre ses recherches uni‐ versitaires aux propriétés mé‐ dicinales des plantes autoch‐ tones. J’ai l’occasion de réflé‐ chir à la façon dont certaines molécules aident les plantes à se défendre, et pourquoi les plantes médicinales, valori‐ sées par les peuples autoch‐ tones depuis des millénaires, sont encore très pertinentes aujourd’hui.
Le scientifique s’intéresse plus particulièrement à une catégorie de molécules connue sous le nom d’alca‐ loïdes. Ces molécules peuvent être des alcaloïdes amers qui font que les plantes sont moins savoureuses pour leurs prédateurs. Et il s’avère que ces alcaloïdes ont aussi des propriétés médicinales, in‐ dique-t-il.
Tous nos projets com‐ mencent par une consulta‐ tion des aînés avec qui nous travaillons. Nous leur deman‐ dons leur point de vue, et par‐ fois, ils partagent des informa‐ tions auxquelles nous ne nous attendions pas.
Vincent Ziffle, chimiste, Université des Premières Na‐ tions du Canada
Les connaissances des aî‐ nés autochtones sont d’une valeur inestimable pour Vincent Ziffle. Les aînés lui en‐ seignent où trouver ces plantes, à quelle saison les cueillir, mais aussi comment les préparer pour optimiser leur effet médicinal.
Par exemple, dans certains cas, les feuilles de plantes sont infusées pour en faire des tisanes, alors que dans d’autres, elles sont plutôt utili‐ sées sous forme d’onguent pour soigner des problèmes de peau. Les plantes que ma grand-mère utilisait étaient surtout le thé du Labrador, la menthe, le cornouiller stoloni‐ fère et les bleuets, raconte Margaret Reynolds. Elle les utilisait pour faire des cata‐ plasmes, des thés, pour divers problèmes de santé. Parfois, on les inhalait ou on les fu‐ mait.
Des propriétés démon‐ trées par la science
Certaines propriétés de plantes utilisées traditionnel‐ lement par les Premières Na‐ tions sont connues depuis longtemps en médecine. Par exemple, le cornouiller stolo‐ nifère contient une molécule, la salicine, à partir de laquelle a été développé l’acide acétyl‐ salicylique, l’ingrédient actif de l’aspirine. Quand ma grandmère l’utilisait [le cornouiller stolonifère] avec d’autres herbes, c’était pour les maux de tête, les maux d’estomac, tous les problèmes du genre, se souvient Margaret Rey‐ nolds.
Une autre plante, l’acore odorant, a démontré son effi‐ cacité contre certaines bacté‐ ries, comme E. coli. L’acore odorant, c’est notre remède incontournable, dit Florence Allen. C’est un antibiotique. Si quelqu’un est malade, c’est la première chose qu’on lui ap‐ porte. Mais ça ne goûte pas bon. Et mes pauvres enfants (rire), c’est ce que je leur ap‐ portais! Et j’ajoutais un peu de miel et de jus de citron.
Les travaux de Vincent Ziffle et ses collègues ont, quant à eux, permis de déter‐ miner que trois plantes médi‐ cinales autochtones – l’aralie à tige nue, le framboisier sau‐ vage et le rosier des prairies – sont très riches en polyphé‐ nols. Ces molécules ont des propriétés antioxydantes qui ralentissent la dégradation des cellules et aident ainsi à prévenir certaines maladies.
La réconciliation par la science
Au-delà des connaissances scientifiques qui émergent de la collaboration entre le chi‐ miste Vincent Ziffle et les aî‐ nés autochtones, ce projet contribue à sa façon à la ré‐ conciliation entre les Pre‐ mières Nations et le Canada.
Vincent Ziffle prend soin de partager à son tour avec les aînés les résultats de ses recherches. Auparavant, il n’y avait pas vraiment de retour des connaissances envers les
communautés d’une manière qui leur aurait permis de pros‐ pérer, explique-t-il. C’est im‐ portant de partager ce que l’on apprend. Notre but ul‐ time est de pouvoir redonner à la communauté.
En tant que non-Autoch‐ tone qui pratique la science, je suis très conscient des diffi‐ cultés causées par les coloni‐ sateurs, par les scientifiques qui ont extrait des ressources d’une manière néfaste. Quand je travaille avec ces commu‐ nautés, avec les aînés, je sais qu’ils en sont conscients. Cela mène parfois à des conversa‐ tions difficiles, mais vraiment importantes.
Vincent Ziffle, chimiste, Université des Premières Na‐ tions du Canada
L’aînée Margaret Reynolds souligne, de son coté, qu’il est grand temps que le savoir au‐ tochtone soit reconnu à sa juste valeur. Durant tant d’an‐ nées, nos peuples autoch‐ tones étaient relégués à l’ar‐ rière-plan. Mais aujourd’hui, nous parlons. Nous disons aux gens : regardez-nous, nous sommes ici, nous avons toujours été ici.
Le reportage de Bouchra Ouatik et de Jean-François Mi‐ chaud est diffusé à l'émission Découverte le dimanche à 18 h 30 sur ICI Radio-Canada Télé.