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Sur la route : « Vous ne réalisez pas la chance de vivre dans un Québec si tranquille »

- Émilie Dubreuil

TROIS-RIVIÈRES–SHAWINI‐ GAN – Et puis nous avons mis le cap vers Trois-Ri‐ vières, dont la devise est : « Très Trois-Rivières ». Allez donc savoir ce que cela si‐ gnifie. Pour Nadine Kako‐ heryo, en tout cas, Trois-Ri‐ vières, c’est la paix, la grosse paix. « Quand j’ai quitté le Congo, une de mes connaissan­ces avait vécu l’horreur. Des rebelles se sont introduits chez son père et ont donné le choix à la famille : soit on tue le père, soit on viole la fille. Ils ont fait les deux. Ils ont vio‐ lé la fille devant le père et ils l’ont tué ensuite devant sa famille. »

Nadine a fui un Congo en guerre au début des années 2000. J’habitais à la frontière du Rwanda. Je vivais dans un climat de danger permanent. Les femmes au Congo ont droit à une double insécurité, soit tu te fais violer, soit tu te fais tuer. Je suis bien au Qué‐ bec. Il m’a donné la main et j’y ai trouvé la sécurité.

Nadine refuse de dévoiler son âge. Elle rigole et répond, espiègle. On ne demande pas cela aux femmes. Après avoir vécu à Sherbrooke puis à Montréal, elle a décidé de s’établir aux Trois-Rivières*.

Je rêvais d’être mon propre patron, explique-t-elle devant les potiches et les perruques qu’elle vend dans son petit commerce, l’épicerie Top Afri‐ ca, sur le boulevard des Forges, où elle offre aussi des produits d’importatio­n qui goûtent l'Afrique. Il y a beau‐ coup d’étudiants africains à l’Université du Québec à TroisRiviè­res et de plus en plus d’immigrants qui viennent de mon continent. Avant, ils de‐ vaient aller à Montréal pour se ravitaille­r. Maintenant, ils peuvent trouver ici des feuilles de patates douces, des feuilles de manioc, du bis‐ sap.

Nadine aime le sirop d’érable, la poutine, le pâté chinois. C’est très cool, dit-elle, tout sourire. Mais elle trouve chouette qu’à l’inverse, les Tri‐ fluviens puissent découvrir, grâce à elle, de nouvelles sa‐ veurs. Très peu de gens, ici, sont déjà allés en Afrique. De‐ puis que l’épicerie est ouverte, je peux partager avec eux un peu de mon continent.

Je lui demande si elle s’inté‐ resse à la campagne électo‐ rale. Mais oui! Bien sûr! Je ne vous dirai pas pour qui je vais voter, c’est mon p’tit secret, mais je vais voter pour le parti politique qui va protéger la tranquilli­té. Nadine m’inter‐ pelle avec cette observatio­n : La sécurité que vous avez dans cette province, vous ne vous rendez pas compte de la chance que vous avez!

De l’autre côté du boule‐ vard des Forges, des tra‐ vailleurs guatémaltè­ques pro‐ fitent de leurs journées de congé dans la ferme maraî‐ chère qui les emploie pour ve‐ nir faire des courses et man‐ ger un morceau chez Latine Rico, où l’on trouve des pi‐ ments séchés, de la salsa verde, de la pâte de goyave. Darwin Muralles-Alvizures a 26 ans. Travailleu­r temporaire, il doit rentrer au début d'oc‐ tobre au Guatemala, où des bandes criminelle­s minent la vie quotidienn­e du pays. D'ailleurs, il aimerait bien ve‐ nir s’installer au Québec, pour de bon. C’est le sentiment de sécurité que j’aime ici, me ditil.

Très Trois-Rivières, très pai‐ sible, avant tout, car la pro‐ priétaire de Latine Rico, An‐ dréa O’Campo, 30 ans, est aussi venue s’installer ici pour fuir la violence. Avec sa mère, Patricia Salazar, 53 ans, elles étaient menacées par des membres d’un cartel en Co‐ lombie.

Nous avons quitté un en‐ droit où nous n’étions jamais tranquille­s. Au Québec, aux Trois-Rivières particuliè­re‐ ment, c’est très calme, dit An‐ dréa, en souriant. Aujourd’hui, je suis fière d’être Québécoise. C’est ce que je trouve intéres‐ sant au Québec, c’est aussi le français, cela nous distingue du reste de l’Amérique du Nord. Il est important que le Québec défende sa langue, ajoute-t-elle. Mais je veux que le Québec reste au Canada, spécifie Andréa, qui pense bien donner son vote à la CAQ. Je crois que François Le‐ gault gère bien ses affaires, ré‐ sume-t-elle.

Restaurés de Tacos al Pas‐

tor, Ivanoh et moi prenons la 155 vers Hérouxvill­e, célèbre municipali­té de la région à un jet de pierre de Saint-Tite. Tout d’un coup, tout le monde au Québec connais‐ sait le nom de notre petite municipali­té, se souvient Jo‐ sée Trahan, qui fait sa prome‐ nade quotidienn­e sur la rue du Couvent.

En 2007, Hérouxvill­e avait adopté un code de conduite pour le moins étonnant, inter‐ disant sur son territoire la la‐ pidation des femmes ainsi que l’excision. C’était en 2007, alors que l’expression accom‐ modements raisonnabl­es fai‐ sait partie du vocabulair­e des politicien­s et des journalist­es. Mais on ne parle plus de cela pantoute, les accommode‐ ments raisonnabl­es, c’est fini, ça, dit Josée Trahan, qui nous explique que beaucoup de nouveaux citoyens viennent s’installer à Hérouxvill­e. C’est moins cher qu’à Shawinigan et c’est plus tranquille. La tranquilli­té, encore.

Au Québec, semble-t-il, même les révolution­s sont apaisées. À Shawinigan, l’au‐ teur et éditeur Bryan Perro évoque les gains culturels dus à la Révolution tranquille de‐ vant ce qu’il reste de la pape‐ tière Belgo, des ruines singu‐ lières décorées de graffitis.

La même année où Hé‐ rouxville publiait son code de conduite, la papetière Abitibi‐ Bowater annonçait la ferme‐ ture définitive de l'usine Bel‐ go, inaugurée en 1904. S’il y a tellement eu d’industries qui se sont installées à Shawini‐ gan au début du 20e siècle, c’est que l’hydro-électricit­é, cela commence ici. En effet, en 1898, John Edward Aldred fonde la Shawinigan Water and Power. Shawinigan devait se développer comme Man‐ hattan, raconte Perro. C’est pour ça que nous avons une rue Broadway, une 5e avenue et d’immenses parcs comme à New York.

L’écrivain à succès évoque ses deux grands-pères quasi analphabèt­es qui travaillai­ent dans ces industries. Les fran‐ cophones travaillai­ent pour des salaires de misère dans des usines appartenan­t à une élite anglophone. Par rapport à ça, la culture, l’éducation, l’émancipati­on économique, le Québec va mauditemen­t mieux. Nous avons fait des pas de géants, mais il faut en faire d’autres, croit-il en citant le documentar­iste Pierre Per‐ rault. En faire d’autres pas, Pour la suite du monde.

Il y a quelques années, après le succès de sa série Amos Daragon, entre autres, Bryan Perro s’est demandé à quoi ressembler­ait la suite de son monde à lui. Il a décidé de se consacrer à la culture en ré‐ gion et dirige maintenant Culture Shawinigan.

– Et puis Bryan, comment va la culture au Québec? Il y a beaucoup de misère intellec‐ tuelle au Québec, comme dans beaucoup de sociétés d’ailleurs, et c’est notre princi‐ pal défi de société.

L’écrivain entend par mi‐ sère intellectu­elle un manque d’éducation et de culture. Il fait référence aux taux alar‐ mants d’analphabét­isme et de décrochage scolaire qui sé‐ vissent toujours au Québec. Le manque d’éducation fait en sorte que le sens du collec‐ tif, la réflexion, la profondeur s’effacent dans une percep‐ tion du monde basée sur l’émotion.

Perro donne l’exemple de la présente campagne électo‐ rale. Un tunnel est le principal enjeu sur lequel on s’obstine au Québec. On a troqué les projets de société pour pro‐ poser l’émotion liée à un pro‐ jet d'infrastruc­ture! Cela veut dire que soit le Québec va as‐ sez bien, dit-il ironiqueme­nt, soit ça va plutôt mal.

*Aux Trois-Rivières est un emprunt à Gérald Godin, écrivain trifluvien et homme politique, qui signait de cette façon ses textes adressés à sa complice de plus de 30 ans, l'artiste Pauline Julien.

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