Radio-Canada Info

Comment comprendre l’essor de l’extrême droite en Europe?

- Ximena Sampson

L’Italie vient de briser un tabou. Un parti d’extrême droite, Fratelli d’Italia, est arrivé premier aux élec‐ tions législativ­es et forme‐ ra le gouverneme­nt, du ja‐ mais-vu depuis la Seconde Guerre mondiale.

Le score fracassant du par‐ ti de Giorgia Meloni, peu après celui des Démocrates de Suède de Jimmie Akesson, arrivé deuxième aux élec‐ tions, soulève de nombreuses questions.

1. Qu’est-ce qui explique leur succès?

Il y a d'abord un aspect conjonctur­el. En raison de la crise économique provoquée par la pandémie et la guerre en Ukraine, de nombreux Eu‐ ropéens s'inquiètent pour leur avenir. Alors que les par‐ tis traditionn­els peinent à proposer des solutions, les populistes apportent des ré‐ ponses faciles et trouvent des boucs émissaires (les étran‐ gers, l’élite mondialisé­e).

L’enjeu des migrations est au coeur de leur programme. L'Italie est, avec la Grèce et l’Espagne, une des portes d’entrée des migrants sans papiers sur le continent euro‐ péen. Des dizaines de milliers de personnes y débarquent chaque année. Un afflux que Rome doit souvent gérer seule, l’Union européenne ne réussissan­t pas à s’entendre sur une politique commune concernant l’accueil des mi‐ grants. Fratelli d’Italia, le parti de Mme Meloni, veut fermer les frontières de l’Italie aux mi‐ grants.

Cet enjeu est également cher aux Démocrates de Suède, frontaleme­nt opposés à l’immigratio­n massive. Le nombre de demandeurs d’asile a explosé dans le pays depuis la guerre en Syrie, ce qui a déstabilis­é de nombreux Suédois.

De manière plus large, le succès de l'extrême droite s'explique par la disparitio­n des clivages traditionn­els gauche-droite, qui se sont ef‐ filochés depuis la fin de la guerre froide. Les populistes, eux, mettent de l’avant les en‐ jeux de l'identité et du senti‐ ment national, qui leur per‐ mettent de se distinguer des autres partis.

Le leader populiste se pré‐ sente comme celui qui connaît les vrais problèmes du peuple et qui va proposer des solutions simplistes à des questions très compliquée­s, précise Stéphane François, professeur de sciences poli‐ tiques à l’Université de Mons, en Belgique, spécialist­e de l’ex‐ trême droite. Il sait humer l'air du temps et surfer, si on peut dire, sur les mauvais instincts.

Les populistes jouent sur des sensibilit­és et sur des sen‐ timents plutôt que sur la rai‐ son.

Stéphane François, profes‐ seur de sciences politiques à l’Université de Mons, en Bel‐ gique

Un autre élément qui ex‐ plique leur ascension est la présence, dans plusieurs pays, de coalitions très larges rassemblan­t au sein d’un même gouverneme­nt des partis pourtant disparates.

En Allemagne et en Italie, on voit bien les effets désas‐ treux d'un gouverneme­nt de grande coalition, note Nicolas Hubé, professeur de commu‐ nication politique à l’Universi‐ té de Lorraine. M. Hubé, cher‐ cheur au sein de l’équipe fran‐ çaise du collectif DEMOS, qui se penche sur la démocratie et le populisme en Europe, rappelle que l'AFD (Alternativ­e pour l'Allemagne, parti d'ex‐ trême droite) a pris son essor après trois gouverneme­nts dans lesquels la droite et la gauche ont gouverné en‐ semble.

Une partie des électeurs se demande pourquoi voter pour la CDU (Union chré‐ tienne-démocrate, centre droit) d’Angela Merkel si, au fi‐ nal, elle gouverne avec le SPD (Parti social-démocrate, centre gauche) et inverse‐ ment, observe M. Hubé.

C’est un peu la même chose en Italie, où le pré‐ sident du Conseil, Mario Dra‐ ghi, a gouverné avec l’appui de partis comme le Mouve‐ ment 5 étoiles (populiste de gauche) et la Ligue (extrême droite).

Comment l'électeur peut-il s'y retrouver dans ce jeu-là?, se demande M. Hubé. Ces coalitions permanente­s donnent l'idée qu’on est tou‐ jours en train de faire de la tambouille.

À quoi ça sert d'aller voter pour un parti qui, de toute fa‐ çon, va faire alliance avec quelqu'un dont je ne veux pas?

Nicolas Hubé, professeur de communicat­ion politique à l’Université de Lorraine

[Ces alliances] donnent des politiques publiques qui se fondent sur le plus petit commun dénominate­ur et plus d'insatisfai­ts de part et d'autre du spectre politique, estime pour sa part Pascal Delwit, professeur de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles.

Il en résulte, selon M. Del‐ wit, un désintérêt des ci‐ toyens pour la vie politique.

2. Est-ce nouveau?

La présence de l’extrême droite en Europe n’est pas nouvelle, mais ce qui l’est un peu plus, c’est sa généralisa‐ tion. Dans presque tous les pays, elle est de plus en plus présente, remarque Pascal Delwit. On a une percée indu‐ bitable.

Italie, Suède, France, Bel‐ gique, Autriche, Espagne… les exemples se multiplien­t. Les pays où la droite radicale n’est pas présente font presque fi‐ gure d’exception.

On est clairement dans une séquence de progressio­n des droites radicales dans plu‐ sieurs États.

Pascal Delwit, professeur de sciences politiques à l’Uni‐ versité libre de Bruxelles

Dans le cas italien, plu‐ sieurs facteurs ont joué, tels que la division du vote de centre gauche, qui a favorisé la droite, mais aussi l’absten‐ tion.

Le taux de participat­ion est en baisse un peu partout, pas seulement en Italie.

De manière générale, il y a une tendance à la montée de l'abstention, qui peut parfois être très impression­nante, re‐ marque M. Delwit. Des an‐ nées 1980 à aujourd'hui, on a perdu à peu près 20 points de participat­ion moyenne aux élections nationales, et si on regarde les élections infrana‐ tionales ou les élections euro‐ péennes, c’est encore beau‐ coup plus.

Cela s’explique, selon lui, par une certaine prise de dis‐ tance avec la politique et l’idée que le vote ne change rien. Pour les jeunes, c’est par‐ ticulièrem­ent frappant. La participat­ion électorale ne va plus de soi et, non seulement elle ne va plus de soi, mais elle s'éteint, note Pascal Delwit.

Pour toute une généra‐ tion, la démocratie électorale, c'est quelque chose qui n'a aucune évidence.

Pascal Delwit, professeur de sciences politiques à l’Uni‐ versité libre de Bruxelles

Quand un électeur sur quatre, comme en Italie, est séduit par les propositio­ns de l’extrême droite, la classe poli‐ tique traditionn­elle devrait peut-être se remettre en question. Or, ce questionne‐ ment tarde à venir.

On n’est pas sortis des ronces, résume Stéphane François. Renouer le lien avec l’électorat implique un travail de pédagogie qui n'a pas été fait depuis très, très, très long‐ temps.

3. Quelle solution?

L’extrême droite inquiète parce que, la plupart du temps, ses dirigeants re‐ jettent la démocratie repré‐ sentative et ses institutio­ns, en plus de s’opposer aux droits et libertés individuel­les.

Cependant, des politicien­s qui tiennent des discours d’extrême droite pendant la campagne électorale ont sou‐ vent tendance à se recentrer lorsqu’ils sont au gouverne‐ ment.

L’exercice du pouvoir change la donne, puisqu’il montre souvent leurs limites, croit Nicolas Hubé. Si on prend le cas italien, Matteo Salvini [chef de la Ligue] a ex‐ plosé en vol. Entre les 34 % qu'a eus la Ligue aux précé‐ dentes élections et le score de 8 % qu'elle a fait cette fois, ce‐ la montre que le passage par l'exercice du pouvoir peut aussi très largement user ces partis-là.

C'est une chose de protes‐ ter, de mouliner, etc.; c'en est une autre de montrer qu'on est un parti gouverneme­ntal.

Nicolas Hubé, professeur de communicat­ion politique à l’Université de Lorraine

Pour Stéphane François, le risque est quand même grand si des partis d’extrême droite accèdent au pouvoir en Eu‐ rope occidental­e. On l’a vu avec Trump. En quatre ans, les dégâts sont phénomé‐ naux, notamment au niveau de la géopolitiq­ue et des rela‐ tions internatio­nales, sou‐ ligne-t-il.

Il y a un risque réel de dé‐ tricotage des valeurs démo‐ cratiques. Je ne parle pas de dictature, mais d’un régime illibéral qui va gommer ces va‐ leurs au fur et à mesure.

Stéphane François, profes‐ seur de sciences politiques à l’Université de Mons, en Bel‐ gique

Les cas de la Hongrie et de la Pologne, deux États où des gouverneme­nts ultraconse­r‐ vateurs sont au pouvoir, ne sont guère rassurants.

 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada