Le prix Nobel de la paix, un coup de griffe contre Poutine?
Un prix Nobel de la paix sur fond de guerre. Des lau‐ réats venant de pays enne‐ mis : un empire perdu qui veut se reconstituer, une petite dictature voisine et leur ennemi commun, en‐ vahi et dépecé. Deux orga‐ nisations et un individu qui appartiennent tous au même espace géogra‐ phique : Russie-BélarusUkraine – le cercle mo‐ derne de l’enfer dans l’hé‐ misphère Nord.
L’organisation Memorial, interdite par le régime russe, le Centre pour les libertés ci‐ viles, organisme ukrainien qui traque les crimes de guerre, et un opposant du Bélarus em‐ prisonné se partagent donc ce prix Nobel 2022.
Est-ce un coup de griffe vo‐ lontaire contre l’autocrate de Moscou, le jour de ses 70 ans?
Les responsables du comi‐ té Nobel, à qui on a posé la question le 7 octobre au ma‐ tin, ont répondu que le prix Nobel de la paix n’est pas contre [quelqu’un], mais pour [des individus, des groupes, une oeuvre exemplaire, des idées].
En l’occurrence, selon la déclaration justificative du co‐ mité, on a voulu souligner la lutte pour les droits et liber‐ tés, la démocratie, la coexis‐ tence pacifique, ainsi que le rôle capital de la société civile dans cette région du monde.
Contre la vision impéria‐ liste du Kremlin
C’est un prix Nobel dont la thématique est directement liée à l’invasion russe que vit l’Ukraine depuis bientôt huit mois, et que vivent, par rico‐ chet, l’Europe et le reste du monde, angoissés par la me‐ nace nucléaire agitée par l’homme de Moscou. Une me‐ nace prise au sérieux à Wa‐ shington, où le président Joe Biden avait évoqué la veille le risque d’une apocalypse nu‐ cléaire.
Ces lauréats russe, biélo‐ russe et ukrainien ont en commun leur engagement pour les droits et libertés et leur refus de la vision impéria‐ liste du Kremlin.
Alors que certains prix No‐ bel vont chercher des causes oubliées ou n’ayant qu’un rap‐ port indirect avec la paix, ce‐ lui-ci est en prise sur l’actualité la plus chaude, en cette année de grande violence en Europe. Une récompense qui semble faire mouche par son à-pro‐ pos et par son sens apparent de l’équilibre… mais tous ne sont pas d’accord sur ce point.
Les libertés civiles en Ukraine
Côté ukrainien, qu’est-ce que ce Tsentr hromadianskikh svobod [Centre pour les liber‐ tés civiles] aujourd’hui déco‐ ré? En quoi mérite-t-il le prix Nobel?
Il a été fondé à Kiev en 2007, bien avant les événe‐ ments actuels et même avant 2014, lorsque la Russie et ses sympathisants [ou complices] en Ukraine avaient arraché à Kiev des territoires dans le Donbass et en Crimée, dans un prélude à la guerre qui fait rage.
Au départ, le Centre s’occu‐ pait de droits et libertés et pouvait se trouver en contra‐ diction avec le gouvernement ukrainien – notamment celui, prorusse, de l’ancien pré‐ sident Viktor Ianoukovitch (2010-2014), dont il surveillait les actions, les législations, la répression… toujours à l’aune des droits et libertés et de l’éducation à la démocratie. Il lui était arrivé aussi d’égrati‐ gner son prédécesseur Viktor Iouchtchenko, pro-occidental.
Mais le groupe a pris son véritable envol au moment du siège du Maïdan, au centre de Kiev à l’hiver 2013-2014, puis plus tard en 2014 avec les événements de Crimée et du Donbass. En enregistrant scrupuleusement toutes les preuves de répression, avec l’idée d’administrer un jour la justice contre les coupables d’abus et d’exactions, sans égard à leur camp.
Le rôle du Centre s’est am‐ plifié encore en 2022 après l’invasion par la Russie et la kyrielle de crimes de guerre qui s’en est suivie.
La responsable de ce centre s’appelle Oleksandra Matviïtchouk. L’un de ses ob‐ jectifs déclarés, son rêve, se‐ rait d’amener un jour devant un tribunal international, avec des preuves en béton, des personnages comme les pré‐ sidents Alexandre Loukachen‐ ko [Bélarus] et Vladimir Pou‐ tine. Un souhait qui paraît en‐ core lointain, comme l’a re‐ connu d’ailleurs la présidente du comité Nobel.
Russie, la mémoire me‐ nacée
L’organisation Memorial, pour sa part, est interdite de‐ puis décembre dernier par la justice russe.
Elle avait été fondée à Moscou en 1989, dans la grande période de la glasnost et de la perestroïka, alors que le vent de la liberté soufflait grâce au président Mikhaïl Gorbatchev. Organisation fondée entre autres par le physicien Andreï Sakharov, avec le soutien de Gorbat‐ chev… eux-mêmes Prix Nobel de la paix.
À la base, c’était une orga‐ nisation vouée d’abord à la mémoire des victimes du pouvoir en URSS, visant à