Le Canada sous-estime les décès maternels, s’inquiètent des médecins
La plupart des décès ma‐ ternels peuvent être évi‐ tés, disent des experts, mais il n'existe pas de sys‐ tème national cohérent pour recueillir et partager les données sur les décès ou les accidents survenant pendant ou après une gros‐ sesse au Canada, ce qui li‐ mite le progrès en la ma‐ tière.
Selon Statistique Canada, 523 femmes sont mortes de complications liées à la gros‐ sesse ou à l'accouchement entre 2000 et 2020, mais ce décompte serait incomplet, croit la Dre Jocelynn Cook, di‐ rectrice scientifique de la So‐ ciété des obstétriciens et gy‐ nécologues du Canada (SOGC).
En l'absence d'un système de comptage cohérent d'une province à l'autre, la Dre Cook affirme que personne ne sait vraiment combien de mères meurent pendant la gros‐ sesse ou dans les mois qui suivent.
Selon elle, le véritable chiffre est probablement plus proche de 800, voire plus. Elle n'est pas la seule à soupçon‐ ner le Canada de sous-estimer les décès de femmes en‐ ceintes.
Un rapport international de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), de l'UNICEF et d'autres organismes estime que le taux de mortalité ma‐ ternelle du Canada est jusqu'à 60 % plus élevé que celui indi‐ qué par Statistique Canada.
Si ces estimations sont exactes, le taux de mortalité maternelle du Canada, bien qu'encore faible selon les normes mondiales, se situe‐ rait dans le tiers supérieur des pays de l'Organisation de co‐ opération et de développe‐ ment économiques (OCDE) en 2017 – et serait deux fois plus élevé que celui d'autres pays à revenu élevé comme les Pays-Bas, l'Irlande et le Japon.
Les mères au Canada meurent de conditions comme la pré-éclampsie qui ne tuent plus de femmes dans les pays dotés de meilleurs systèmes de sur‐ veillance de la santé mater‐ nelle.
Cas de figure
À cinq mois de grossesse, Claudia Wong, de Pickering, en Ontario, avait déjà pris en‐ viron 14 livres, ce qui était considérable pour sa petite taille. Elle souffrait d’enflure à ses jambes et sa vision était parfois floue.
Mme Wong, qui travaille dans le domaine de la santé, a tout mentionné à son obsté‐ tricien, mais celui-ci lui a dit de regarder et attendre.
Une nuit d'octobre 2019, Mme Wong a souffert de brû‐ lures d'estomac qu'aucune quantité d'antiacide ne pou‐ vait dissiper. Après que la femme enceinte s'est éva‐ nouie, son mari l'a conduite dans un hôpital de la région de Durham où Mme Wong a commencé à convulser et à avoir de l'écume à la bouche.
Mme Wong a eu une éclampsie, l'une des complica‐ tions graves les plus cou‐ rantes chez les femmes pen‐ dant la grossesse. Il s'agit d'un trouble de la pression san‐ guine dont la gravité varie et qui peut parfois entraîner la mort. Mme Wong présentait de nombreux symptômes ty‐ piques qui n'avaient pas été traités pendant des semaines.
Pour quelqu'un d'autre, ma prise de poids n'aurait peut-être pas été importante. Pour quelqu'un d'autre, ma tension artérielle n'aurait peut-être pas été importante, se souvient-elle.
Mais pour moi, j'ai failli mourir.
Selon le Dr Jon Barrett, pré‐ sident du Département d'obs‐ tétrique de l'Université Mc‐ Master, un meilleur système de surveillance de la santé maternelle aurait pu prévenir cet accident.
C'est comme si un avion avait failli s'écraser à l'aéro‐ port Pearson et qu'on n'avait pas essayé de découvrir com‐ ment c'est arrivé. Qu'avonsnous appris pour éviter la prochaine fois?
Jon Barrett, directeur du Département d'obstétrique et de gynécologie de l'Université McMaster
D'autres ont eu moins de chance
Si Mme Wong l'a échappé de justesse, Kayla Farnan, 25 ans, a eu moins de chance. Elle venait de donner nais‐ sance à son premier enfant par césarienne d'urgence dans un hôpital de la région de Niagara avant de décéder des suites d'une crise dans un autre hôpital, à Hamilton.
Patti Farnan ne sait pas si la mort de sa fille Kayla aurait pu être évitée, si son décès a fait l'objet d'une enquête et si quelqu'un en a tiré des le‐ çons.
La grossesse de Kayla a été difficile. Sa fille se plaignait souvent de ne pas se sentir bien et souffrait fréquem‐ ment de maux de tête, d’en‐ flure et de nausées.
J'étais inquiète pour elle, a déclaré sa mère. J'avais l'im‐ pression que les choses n'al‐ laient pas très bien.
La pression artérielle de Kayla était également élevée et on lui a dit de la surveiller, mais elle n'a jamais été mise sous traitement, a déclaré sa mère.
Comme Mme Wong, Kayla était pré-éclamptique et per‐ sonne n'avait établi de diag‐ nostic. Dans son cas, elle a dé‐ veloppé le syndrome HELLP, l'une des formes les plus graves de pré-éclampsie. Un caillot de sang de la taille d'une balle de baseball s'était formé dans son cerveau.
La famille n'a appris le diagnostic de Kayla qu'après qu'elle eut été envoyée dans un hôpital de traumatologie à Hamilton pour une opération d'urgence du cerveau.
Et puis nous avons com‐ mencé à faire des recherches sur le HELLP et elle a coché toutes les cases, a déclaré Far‐ nan. Je n'arrivais pas à y croire.
Kayla n'a jamais repris conscience après l'opération du cerveau. Une semaine plus tard, la famille a pris la déci‐ sion dévastatrice d’arrêter son maintien en vie.
Quand elle y repense, Mme Farnan regrette de ne pas avoir été plus ferme dans ses demandes pour que Kayla reçoive une attention médi‐ cale plus soutenue.
Soyez vigilants pour vos filles, a-t-elle dit. Il faut prendre cela au sérieux. Quel‐ qu'un est mort. Et je suis sûre qu'elle n'est pas la seule.
Les médecins interrogés dans le cadre de cet article af‐ firment que les décès de cer‐ taines femmes ne sont pas comptabilisés, Kayla Farnan n'est pas la seule.
Les failles du système canadien
Il existe un certain nombre de raisons pour lesquelles un décès maternel peut passer entre les mailles du filet, ex‐ plique Mme Cook. Le nombre national de décès maternels au Canada est calculé à partir des certificats de décès. Un décès est considéré comme maternel s'il a été signalé comme étant celui d'une femme enceinte ou d'une femme en post-partum. Mais les experts ont déclaré à CBC que ces formulaires sont ré‐ gulièrement mal remplis.
Même ce qui est considéré comme un décès maternel diffère selon la province ou le territoire où il est survenu.
Certaines provinces uti‐ lisent la définition de l'OMS, soit jusqu'à 42 jours après la fin de la grossesse. D'autres comptent jusqu'à un an après l'accouchement. D'autres en‐ core ne comptent pas du tout la période post-partum.
Seules six provinces ont mandaté des examens de dé‐ cès maternels, ce qui signifie que si une femme meurt dans les sept autres provinces ou territoires canadiens, son dé‐ cès ne fera pas l'objet d'une enquête indépendante.
Si nous ne saisissons pas les informations de la même
manière dans tous les sys‐ tèmes, si nous ne posons pas les mêmes questions, nous ne pourrons jamais vraiment comprendre ce qui se passe.
Dre Jocelynn Cook, direc‐ trice scientifique de la Société des obstétriciens et gynéco‐ logues du Canada (SOGC)
Elle a créé une liste de contrôle pour aider les pro‐ vinces à enregistrer des infor‐ mations cohérentes lorsque des décès maternels sur‐ viennent.
Nous savons, d'après les données provenant d'autres pays [...] qu’une proportion importante de ces cas est évi‐ table, a déclaré la Dre Cook. Et personne ne veut que quel‐ qu'un meure.
Le système britannique, un modèle mondial
Au Royaume-Uni, les décès maternels sont suivis et étu‐ diés par le programme de sur‐ veillance MBRRACE depuis 1952. Chaque fois qu'une femme meurt en âge de pro‐ créer, l'équipe vérifie si elle a accouché au cours de la der‐ nière année, explique la Dre Marian Knight, profes‐ seure de santé maternelle et infantile à l'université d'Ox‐ ford, et responsable du pro‐ gramme.
Si nous ne faisions pas ce‐ la, nous pourrions potentielle‐ ment manquer jusqu'à la moi‐ tié des décès maternels qui se produisent au Royaume-Uni, dit-elle.
La loi exige que les décès maternels soient signalés à l'équipe de Dre Knight, et les résultats des enquêtes confi‐ dentielles soient largement diffusés.
Un autre programme bri‐ tannique enquête sur les acci‐ dents évités de justesse. L'une de ses réussites a été la quasiélimination des décès liés à la pré-éclampsie, qui a tué Mme Farnan et provoqué des convulsions chez Mme Wong. Cela est dû au fait que des re‐ commandations concernant le contrôle de la pression arté‐ rielle et l'apport en liquide ont été intégrées aux directives nationales, explique M. Knight.
Cette mesure a amélioré le sort des femmes atteintes de pré-éclampsie, dit-elle.
Tirer des leçons
Ayant vécu avec les effets psychologiques d'une nais‐ sance traumatique et des conséquences durables de l'éclampsie, notamment un décollement de la rétine et des modifications du cerveau, Mme Wong se demande si tout cela aurait pu être évité.
Le pire, je pense, c'est la blessure psychologique de voir qu'il y a quelque chose qui pourrait fonctionner et de savoir que cela n'existe pas ici, a-t-elle réfléchi. Pourquoi cela n'existe-t-il pas au Canada?
Le Dr Rohan D'Souza, pro‐ fesseur agrégé d'obstétrique et de gynécologie à l'Universi‐ té McMaster, s’intéresse à l'étude des cas d'urgence comme celui de Mme Wong.
Non seulement [ces don‐ nées] peuvent nous rensei‐ gner sur les facteurs ayant en‐ traîné ces résultats indési‐ rables, mais aussi sur quelles mesures à adopter à l’avenir pour empêcher la mortalité et les symptômes graves de se produire.
Dr Rohan D'Souza, profes‐ seur agrégé d'obstétrique et de gynécologie à l'Université McMaster
Dr D'Souza travaille à la mise en place d'un système de surveillance national pour déterminer quelles sont les complications les plus cou‐ rantes de la grossesse et re‐ cueillir les leçons dont chaque médecin peut s'inspirer.
Le problème de quel‐ qu'un d'autre
Au Canada, les soins de santé sont une responsabilité provinciale. Cela signifie que le gouvernement fédéral n'a pas le pouvoir de mandater des enquêtes indépendantes sur les décès maternels et les quasi-incidents dans chaque province, selon l'Agence de la santé publique du Canada.
Le ministère a refusé une demande d'interview, mais a déclaré par courriel qu'il s'ef‐ forçait d'améliorer sa compré‐ hension de la santé mater‐ nelle en reliant les ensembles de données sur les hospitali‐ sations, les statistiques de l'état civil et le recensement. Cela aidera les décideurs à comprendre comment des facteurs socioéconomiques peuvent affecter la santé d’une femme enceinte, lit-on dans le courriel.
Cependant, ces initiatives n'impliquent pas que les pra‐ ticiens médicaux partagent confidentiellement des infor‐ mations sur les décès mater‐ nels ou les accidents évités de justesse.
Dr Barrett, qui a suivi une formation au Royaume-Uni, reconnaît que le fait que les soins de santé au Canada re‐ lèvent de la compétence des provinces pose des difficultés pour suivre l’exemple du Royaume-Uni.
Mais il affirme qu'un pro‐ blème national exige une so‐ lution nationale.
Je pense que c'est en par‐ tie la raison pour laquelle nous n'avons pas vraiment agi ensemble, car tout le monde dit que c'est le pro‐ blème de quelqu'un d'autre. Je pense que les femmes n'ont pas été considérées comme une priorité, a déclaré Dr Barrett. Je crois vraiment qu'il s'agit d'une question d'équité en termes d'impor‐ tance accordée à la santé ma‐ ternelle.
Pour la mère de Kayla, tout changement arrivera trop tard.
C'est une telle honte que nous ayons perdu ma fille d'une manière qui aurait pu être sauvée. Elle pourrait en‐ core être ici.
Patti Farnan, la mère de Kayla Farnan
Il faut que ça change, et la mort de Kayla doit compter pour quelque chose, conclutelle.