Comment le Vermont tente de se réconcilier avec son passé eugéniste
Un reportage de David Sa‐ voie
Un programme eugéniste lancé il y a 100 ans au Ver‐ mont suscite encore beau‐ coup de controverse. L’État tente une approche inédite pour se réconcilier avec son passé, mais des historiens et des Autochtones soulèvent de nombreuses questions au sujet du processus.
L’histoire du programme
Cinq grandes boîtes contiennent des dizaines et des dizaines de dossiers. Cha‐ cun de ces dossiers est dési‐ gné par un nom de famille; à l’intérieur se trouvent des fiches annotées faites de pa‐ pier mince. Certains de ces dossiers sont très épais : des informations sur quatre, cinq ou six générations d’une même famille y figurent. Il y a quelque chose de particulier dans le fait de pouvoir feuille‐ ter ces notes qui datent par‐ fois de plus d’un siècle.
Chaque dossier ressemble aux autres : on y trouve le nom d’une famille ainsi qu'une description complète de tous ses membres et de tous leurs problèmes.
Il y a par exemple le dos‐ sier de J. M., qui a émigré du Canada et qui vivait dans le nord-ouest du Vermont en 1925. Elle est décrite comme étant simple d’esprit et paresseuse. Une illettrée qui ne connaît pas le nom de ses enfants.
Un autre dossier évoque un certain P. L., de descen‐ dance canadienne-française. Selon les notes, c’est un alcoo‐ lique indiscipliné et irrespon‐ sable.
Puisque ces dossiers sont considérés comme des ar‐ chives médicales, les noms ne peuvent pas être divulgués. Mais il y a des noms qu’on en‐ tend souvent au Québec, de même que des noms typique‐ ment américains.
Il y en aurait pour des jours à tout éplucher, bien audelà des heures d’ouverture du service des archives offi‐ cielles de l’État du Vermont.
Des boîtes d’archives qui contiennent de l’information à propos de familles, il y en a encore des dizaines, explique l’archiviste Mariessa Dobrick, mais c’est sans compter le reste du matériel, par exemple des archives sur l’institutionnalisation et sur la sté‐ rilisation.
Un programme lancé en 1920
Ces quelques boîtes ne sont donc qu’une fraction de ce qui existe à propos du pro‐ gramme d’eugénisme du Ver‐ mont, qui a duré un peu plus d’une décennie.
Ces documents per‐ mettent de mieux com‐ prendre un chapitre sombre de cet État pourtant reconnu aujourd’hui pour son progres‐ sisme.
Le programme est lancé en 1920. Le but : écarter les éléments les moins recom‐ mandables de la société pour ne garder que les meilleurs ci‐ toyens. Le cerveau derrière ce programme, c’est Henry F. Perkins, zoologiste à l’Univer‐ sité du Vermont.
Le programme commence d’abord par un recensement pour étudier certaines fa‐ milles considérées comme étant dégénérées et défi‐ cientes.
Beaucoup de Canadiens français
Les noms de ces familles sont obtenus dans les hôpi‐ taux, dans les services sociaux ou auprès d’autres services d’aide. Les chercheurs dressent ensuite l’arbre gé‐ néalogique de ces individus jugés problématiques.
Les personnes ciblées sont généralement pauvres, handi‐ capées ou malades. Beaucoup sont des Canadiens français établis dans le nord de l'État ou encore des Américains de souche. Des Abénakis du Ver‐ mont disent avoir été ciblés eux aussi.
À l’époque, les scienti‐ fiques sont convaincus que des traits jugés probléma‐ tiques sont essentiellement héréditaires. Le mouvement eugéniste est soutenu par l’État. En 1931, le Vermont vote la loi sur l’amélioration humaine par la stérilisation volontaire.
Le programme prend fin en 1936, au moment où l’eu‐ génisme est de plus en plus remis en question par les scientifiques et par la société en général.
Selon des estimations, plus de 250 stérilisations ont été pratiquées au Vermont, mais ce chiffre pourrait être largement sous-estimé en rai‐ son de données fragmen‐ taires.
Au Vermont, on tente maintenant de mieux com‐ prendre et de mieux faire connaître cet épisode peu re‐ luisant de l’histoire.
Dans ses cours à l’Universi‐ té du Vermont, l’historienne Dona Brown évoque ce cha‐ pitre sombre.
Apprendre l’existence de ce programme a été un choc pour plusieurs Vermontois. Et c’est la raison pour laquelle l’État a répondu de cette ma‐ nière.
Dona Brown, professeure à l'Université du Vermont
L’universitaire a épluché une partie des archives du programme. C’est clair que parmi les gens étudiés, il y avait des personnes d’origine québécoise, mais ce n’est pas la majorité. La plupart des gens qui figurent dans les ar‐ chives sont des Américains de souche pauvres. La raison pour laquelle l’État est impli‐ qué, c’est en raison des dé‐ gâts causés à des gens qui ont eu des descendants toujours vivants aujourd’hui.
Des excuses et la Com‐ mission de vérité et de ré‐ conciliation
Le chef Paul Gwilawato Bunnel est à la tête de la com‐ munauté abénaquise des Co’wasuck, qui compte une centaine de personnes au Vermont et plus de trois cents membres répartis au New Hampshire et au Massachu‐ setts.
Il affirme que deux membres de sa communauté qui sont toujours vivants ont été stérilisés. Mais il veut gar‐ der leur identité secrète pour les protéger.
Il ajoute que d’autres membres de sa communauté ont eux aussi eu des cousins, des oncles et des tantes qui ont été stérilisés. Donc, oui, le programme a eu un impact direct sur nous, explique-t-il.
Ce sont les groupes au‐ tochtones comme celui de Paul Bunnell qui ont fait pres‐ sion pour obtenir des ex‐ cuses. Ces excuses sont d’abord venues de l’Université du Vermont en 2019. Et en 2021, ce fut au tour de l’État de s’excuser officielle‐ ment.
Plus récemment, à la fin du printemps 2022, le gouver‐ neur Philip Scott a approuvé la création d’une commission de vérité et de réconciliation.
Pas seulement au Ver‐ mont
Le Vermont n’est pas un cas unique. Au cours du der‐ nier siècle, une trentaine d’États américains ont mené un programme de stérilisa‐ tions forcées, par exemple l’Oregon et la Caroline du Nord.
Mais là où l’État aux mon‐ tagnes vertes se distingue, c’est qu’il est le premier à créer une commission pour faire la lumière sur ces événements et pour écouter les témoi‐ gnages des gens touchés par ce programme.
Alexandra Stern enseigne à l'Université du Michigan. Elle est une spécialiste du mouve‐ ment eugéniste aux ÉtatsUnis. Pour elle, il est clair que l'approche du Vermont est une première en son genre. Il y a eu des excuses de la part
de certains États, des pro‐ grammes d'indemnisation ont également été créés, mais rien qui soit aussi englobant que ce que veut faire le Ver‐ mont, qui relie l'eugénisme à des problèmes de racisme et de sexisme qui se perpétuent aujourd'hui, explique-t-elle par courriel.
Une des figures de proue derrière ces démarches gou‐ vernementales, c’est le repré‐ sentant démocrate Tom Ste‐ vens. Il a persévéré pour que le Vermont s’excuse et c’est un des architectes du projet de loi qui a mené à la création de cette commission.
C’était un choix émotion‐ nel et un choix historique pour tenter de tendre à nou‐ veau vers l’équité, explique-til.
Le programme d’eugé‐ nisme a déshumanisé de nombreuses personnes dans l’État du Vermont et a perdu‐ ré pendant plusieurs années. Et nous devrions en avoir honte. C’est donc devenu im‐ portant pour nous, pour les dirigeants politiques, de l’aborder afin d'amorcer un processus de guérison qui va prendre des décennies.
Tom Stevens, représentant démocrate du Vermont
La Commission de vérité et de réconciliation du Ver‐ mont s’est entre autres inspi‐ rée de ce qui a été fait au Ca‐ nada.
Des commissaires doivent encore être recrutés et du personnel doit être embau‐ ché avant que les travaux ne puissent s’amorcer, théori‐ quement en janvier. La com‐ mission pourrait mener à d'éventuelles indemnisations, financières ou autres, sou‐ tient Tom Stevens.
Les Abénakis ciblés?
Il suffit de faire une re‐ cherche rapide sur le sujet de l'eugénisme au Vermont pour qu'émergent des similitudes : un peu partout, on trouve des mentions selon lesquelles les Abénakis ont été ciblés par les eugénistes à l’époque. Plu‐ sieurs Autochtones du Ver‐ mont ont aussi affirmé que des membres de leur famille ont dû fuir ou changer de nom pour éviter d’être recen‐ sés dans le programme d’eu‐ génisme.
Le problème, c'est qu'il ne semble pas y avoir de men‐ tions directes sur des Abéna‐ kis dans les archives dispo‐ nibles.
Certains documents évoquent des gitans. Pour plusieurs représentants abé‐ nakis au Vermont, cette men‐ tion est une allusion à leur culture.
Toutefois, pour Jacques Watso, qui est un membre du Conseil des Abénakis d’Oda‐ nak, cela paraît invraisem‐ blable. Il affirme que son peuple était présent au Ver‐ mont dans les années 1920 et 1930 et que personne ne se cachait. Au contraire, les Abé‐ nakis d’Odanak vendaient des paniers près de plusieurs lieux de villégiature. Notre pré‐ sence est bien documentée, dit-il.
Plusieurs experts estiment qu'il n'y a pas de preuves his‐ toriques solides selon les‐ quelles des Autochtones ont été ciblés par les autorités du Vermont à l'époque du pro‐ gramme d’eugénisme.
C’est le cas notamment de l’historien David Massell, de l’Université du Vermont. Il tra‐ vaille depuis longtemps sur la question des Autochtones dans le nord-est des ÉtatsUnis et au Canada.
S’il n’a pas lui-même fouillé dans les archives du pro‐ gramme d’eugénisme, il a lu de nombreux livres et articles, en plus d’interroger ses col‐ lègues qui connaissent bien la question. Il ne semble pas y avoir de preuves selon les‐ quelles des gens ont été ciblés parce qu’ils étaient des Au‐ tochtones.
Le représentant Tom Ste‐ vens précise qu'une partie des archives a été détruite par l'ouragan Irene en 2011, ce qui rend, selon lui, plus complexe la question de savoir avec cer‐ titude si des Abénakis ont réellement été ciblés ou non.
Les Abénakis du Ver‐ mont remis en cause
Mais les Abénakis du Ver‐ mont sont-ils vraiment des Abénakis? Plusieurs en doutent.
Les premiers à remettre en question ces affirmations, ce sont les Abénakis d’Odanak, non loin de Sorel. En 2003 et en 2019, le conseil de bande a dénoncé les prétentions de quatre groupes du Vermont qui se disent abénakis. Pour les membres d’Odanak, tous les Abénakis sont reliés entre eux, et ceux qui prétendent à ce titre devraient pouvoir le démontrer. Quelques per‐ sonnes au Vermont ont prou‐ vé par leur généalogie qu'elles sont reliées aux Abénakis d'Odanak, mais d'autres groupes ne l'ont pas fait.
Il y a 15 000 Abénakis au Vermont et il n’y en a pas un qui peut dire qui est sa grandmère autochtone.
Jacques Watso
M. Watso affirme que les groupes du Vermont sont de descendance canadiennefrançaise plutôt que d’être des Abénakis.
Les faits semblent lui don‐ ner raison. En 2003, faute de preuves suffisantes, le procu‐ reur général de l’État du Ver‐ mont avait rejeté la demande de reconnaissance d’un groupe de Swanton qui pré‐ tendait avoir des origines abé‐ naquises. En 2007, le gouver‐ nement fédéral américain avait rejeté une demande si‐ milaire de la part du même groupe.
D’autres chercheurs ont travaillé sur la généalogie des Abénakis du Vermont sans pouvoir trouver eux non plus d’ancêtres abénakis.
Si les Abénakis sont au‐ jourd’hui reconnus au Ver‐ mont, c’est que l’État a assou‐ pli ses critères en 2011.
Pour leur part, tous les groupes autochtones du Ver‐ mont rejettent les critiques qui remettent en cause leur héritage culturel. Certains groupes avancent qu’il s’agit d’un ethnocide.
Du côté du gouvernement du Vermont, les questions soulevées sur la véracité de certains faits remettent-elles en cause les démarches amor‐ cées? Pas du tout, estime le représentant Tom Stevens. Je pense que les questions sou‐ levées vont être soulevées de nouveau. Nous ferons la lu‐ mière sur la vérité dans le res‐ pect de tous.
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