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Les îles Kinmen, ligne de front des tensions entre la Chine et Taïwan

- Philippe Leblanc

Le président chinois, Xi Jin‐ ping, a rappelé en fin de se‐ maine son intention d'an‐ nexer Taïwan. Sur le petit archipel des îles Kinmen, un territoire taïwanais si‐ tué à quelques kilomètres des côtes de la Chine, les tensions entre la Chine et Taïwan ravivent de vieilles blessures.

Des piquets antidébarq­ue‐ ment parsèment les plages des îles Kinmen depuis le tournant des années 60.

On y trouve même la car‐ casse d’un vieux char d’assaut rouillé à moitié enfoui dans le sable. Ici, tout témoigne de la guerre froide et de cette pé‐ riode d’extrême tension.

Dans une baie cachée, vê‐ tu de son large chapeau et d’une serviette mouillée po‐ sée sur son cou pour prévenir les coups de chaleur, Tung Chun-Seng s’offre un peu de paix. Il réserve quelques heures chaque jour à son passe-temps, la recherche de pierres spéciales qu’il pourra peindre.

Il n’avait que 10 ans lorsque les bombes ont com‐ mencé à s’abattre sur les îles Kinmen le 23 août 1958, le pri‐ vant de l'insoucianc­e d’une enfance normale. Forcé de grandir trop rapidement, il a dû interrompr­e ses études afin d’aider sa famille.

J’étais dans le jardin et j’ar‐ rosais les légumes dans le po‐ tager lorsque les bombarde‐ ments ont commencé. Tout le monde avait peur. Nous avons dû nous cacher pen‐ dant des semaines. Il y avait des abris de fortune faits de boue. Nous avons même fui dans les montagnes, dans des tunnels loin du village.

Entre 1958 et la fin des an‐ nées 1970, la Chine a tiré plus d’un million d’obus sur les îles Kinmen. Plusieurs musées té‐ moignent d’ailleurs de la guerre et de la mobilisati­on de la population lors de ces attaques.

Des dizaines de milliers d’obus chinois rouillés et poussiéreu­x se retrouvent maintenant dans le gigan‐ tesque atelier du forgeron Maestro Wu.

Né en pleine guerre froide, il a grandi sous les bombarde‐ ments chinois. Aujourd’hui, il transforme ces obus en us‐ tensiles et accessoire­s de luxe pour la cuisine. Il peut forger 60 couteaux à partir d’un seul obus.

C’est une façon pour lui de laisser cette guerre dans le passé. Chacun des obus transformé­s en ustensile dé‐ montre que la paix est pos‐ sible et qu’on veut la préser‐ ver.

Cette paix semble de plus en plus fragile dans le détroit de Taïwan, comme en ont té‐ moigné les exercices militaires de la Chine et de Taïwan l’été dernier.

Même si la majorité des ré‐ sidents des îles Kinmen disent ignorer les tensions dont les médias font état, les ma‐ noeuvres militaires récentes soulignent la précarité de la si‐ tuation dans laquelle les îles Kinmen se trouvent.

Bien évidemment que nous sommes pris dans un étau entre la Chine et Taïwan. C’est comme Taïwan coincé entre les ambitions de la Chine et des États-Unis. Nous pouvons être la ligne de front d’une guerre, mais peut-être aussi le canal de communica‐ tion entre toutes les parties pour dénouer l’impasse.

Tung Seng-Po, un politi‐ cien indépendan­t des îles Kin‐ men

Les îles Kinmen ont quelque chose d’atypique. C’est un monde unique aux caractéris­tiques taïwanaise­s, mais comportant une proxi‐ mité géographiq­ue et écono‐ mique avec la Chine. Les liens identitair­es avec le continent sont encore plus étroits pour

beaucoup de résidents.

Liens étroits avec la Chine

Jusqu’au début de la pan‐ démie, des bateaux faisaient la navette chaque jour entre Xiamen en Chine et Kinmen. De nombreux commerces vi‐ vaient d’ailleurs grâce aux touristes chinois. Malgré les souvenirs douloureux des bombardeme­nts, de nom‐ breux résidents entretienn­ent des liens avec la Chine et en ont une opinion favorable.

En dépit des horreurs des bombardeme­nts par la Chine, le collection­neur de pierres Tung Chun-Seng ne se consi‐ dère aucunement comme un Taïwanais.

Mes ancêtres sont origi‐ naires de Chine, mes enfants sont en Chine et je vis en ce moment sur un territoire gou‐ verné par Taïwan. Des amis ont dit qu’ils préférerai­ent être dirigés par le président chinois Xi Jinping plutôt que par des forces indépendan‐ tistes taïwanaise­s. Je suis d’ac‐ cord avec ça.

Pour sa part, la femme d’affaires Wan Ling a long‐ temps cru qu’une annexion semblait inévitable, mais c’était avant d’aller à l’universi‐ té à Taïwan. Aujourd’hui, même si son conjoint et bon nombre de ses amis sont Chi‐ nois, elle se déclare fièrement Taïwanaise.

Contrairem­ent à la majori‐ té des résidents de Kinmen, je ne m'empêcherai pas de par‐ ler de politique. Je n’ai pas peur. C’est l’occasion pour moi de communique­r avec des gens de tous les horizons et peut-être de faire changer les choses ou les esprits.

Comme beaucoup de rési‐ dents des îles Kinmen, dans son atelier bruyant et suffo‐ cant, Maestro Wu se rattache à l’espoir de prévenir une guerre.

C’est toujours le monde ordinaire comme vous et moi qui souffre dans ces guerres, lance-t-il.

De retour de sa collecte de pierres sur les plages, Tung Chun-Seng, lui, ne croit pas que la Chine veuille vraiment attaquer Taïwan.

Mais si la Chine attaquait, elle l’emporterai­t facilement, ne serait-ce qu’en coupant l’électricit­é en provenance du continent, pense-t-il.

Si les souvenirs des bom‐ bardements chinois sont en‐ core solidement ancrés dans la mémoire des habitants des îles démocratiq­ues et libres de Kinmen, c’est sans doute pour rappeler que l’histoire a parfois la mauvaise habitude de se répéter.

Notre correspond­ant en Asie Philippe Leblanc sera ba‐ sé à Taïwan dans les pro‐ chains mois, afin de nous faire découvrir cette île de près de 24 millions d'habitants, sa so‐ ciété et les défis qui l'animent. Et aussi afin de couvrir les en‐ jeux d'actualité de toute la ré‐ gion Asie-Pacifique.

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