Un expert propose des modifications à la Loi sur les mesures d’urgence
Quand le gouvernement Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence pour mettre fin à la contes‐ tation des camionneurs, il savait que sa décision se‐ rait scrutée à la loupe. La loi elle-même prévoit auto‐ matiquement la tenue d'une commission d’en‐ quête publique si elle est utilisée et la création d’un comité d’examen parle‐ mentaire. Mais, selon un expert, ce n'est pas suffi‐ sant pour forcer le gouver‐ nement à être complète‐ ment transparent.
Dans un document soumis à la commission Rouleau, Ryan Alford, professeur à la Faculté de droit de l’Université Lakehead, propose quatre modifications à la Loi sur les mesures d’urgence pour corri‐ ger certains problèmes. Entre‐ vue.
Vous proposez que le co‐ mité d’examen parlemen‐ taire soit présidé par un membre de l’opposition et non un élu du gouverne‐ ment. Pourquoi?
C’est la coutume pour un comité d’examen d’être prési‐ dé par l’opposition. C’est lié au principe de la justice naturelle. L’un des éléments clés de la justice naturelle, c’est qu’on ne peut être à la fois juge et partie.
Le comité est appelé à se demander si le gouvernement a invoqué la Loi sur les me‐ sures d’urgence de manière justifiée. Qui doit répondre à cette question? En ce mo‐ ment, c’est le président du co‐ mité qui est membre du parti qui forme le gouvernement. C’est un vrai problème parce qu’il se retrouve juge de sa propre cause.
Il faut donc que le comité d’examen soit organisé de manière à respecter les conventions en matière parle‐ mentaire, ce qui inclut une présidence assurée par des membres de l’opposition.
En donnant plus de pou‐ voir aux partis d’opposition de la sorte, n’est-il pas dan‐ gereux que le processus ne devienne plus partisan?
C’est une question intéres‐ sante. Des règles encadrent le fonctionnement des comités d’examen parlementaire. Il re‐ vient à l’opposition d’éviter l’apparence de partisanerie. C’est une occasion de s’élever au-dessus de la joute poli‐ tique.
Si les élus se présentent au comité d’examen parlemen‐ taire avec la seule intention de marquer des points poli‐ tiques sur le dos du gouver‐ nement, les Canadiens s’en rendraient compte. Cette par‐ tisanerie serait contraire à leurs intérêts.
Parlons de la commis‐ sion d’enquête. Selon vous, il est inapproprié que ce soit le gouvernement, ce‐ lui-là même qui a invoqué les mesures d’urgence, qui choisisse le commissaire. En quoi cela pose-t-il pro‐ blème?
Les personnes qui ont le pouvoir sur le processus de nomination du commissaire sont les mêmes qu’il doit ju‐ ger. Vous avez donc un décret délivré par le Cabinet fédéral qui nomme le commissaire. La question qui va être posée est la suivante : pourquoi cette personne a-t-elle été nommée par le gouverne‐ ment?
Je suis persuadé que, dans un processus totalement transparent, le gouvernement serait en mesure de justifier son choix de manière objec‐ tive. [Paul Rouleau] est parfai‐ tement bilingue. Il a une longue expérience à la Cour d'appel. Avant cela, il était juge de première instance. Mais le simple fait que les gens puissent poser cette question et spéculer sur les avantages de cette nomina‐ tion [pour le gouvernement] est un vrai problème. Nous pourrions éviter tout cela si la nomination du commissaire découlait de la recommanda‐ tion unanime de tous les membres du comité d'exa‐ men parlementaire.
Selon vous, la commis‐ sion d’enquête devrait avoir le mandat explicite de déterminer si le gouver‐
nement avait un motif rai‐ sonnable de conclure à une menace à la sécurité nationale et si celle-ci res‐ pectait les seuils établis dans la Loi sur les mesures d’urgence. Pourquoi fau‐ drait-il définir ce mandat plus clairement dans la loi?
Le gouvernement ne de‐ vrait pas avoir de flexibilité où il pourrait tenter d’influencer le mandat de la commission; ce dernier doit être confiné à la loi. Au coeur de ces exi‐ gences légales se trouve la question centrale de savoir si le gouvernement disposait des assises pour utiliser les pouvoirs d’urgence.
Dans ce cas-ci, le commis‐ saire Rouleau a été très clair sur la nature de son mandat dans l’esprit de la loi, mais on ne peut pas s’attendre à ce que ce soit toujours le cas dans l’avenir. On ne peut pas tenir pour acquis qu’un com‐ missaire fera une analyse lé‐ gale poussée de son mandat.
Le gouvernement ne de‐ vrait pas avoir la possibilité, quand il soumet les docu‐ ments pour établir la commis‐ sion, de profiter de l’occasion pour se soustraire à la reddi‐ tion de compte et à ses res‐ ponsabilités.
Vous suggérez qu’une commission ait le pouvoir de s’adresser rapidement aux tribunaux quand le gouvernement veut garder des informations confiden‐ tielles pour des raisons de sécurité nationale. Qu’estce que cela viendrait chan‐ ger?
Le problème, c’est que le gouvernement pourrait ten‐ ter d’utiliser certaines doc‐ trines juridiques pour que, par exemple, le directeur du Service canadien du rensei‐ gnement de sécurité té‐ moigne à huis clos, sans la présence des parties et de leurs avocats. Il pourrait dé‐ poser des preuves secrètes qui ne peuvent pas être révé‐ lées – même dans une forme sommaire – en contradiction de témoignages offerts publi‐ quement devant la commis‐ sion.
Cela crée des conditions favorables aux abus. La meilleure solution serait de donner à la commission et aux parties impliquées le pou‐ voir d’obtenir rapidement une révision judiciaire où la cour pourrait trancher et indiquer : D’accord, le gouvernement n’a aucune justification pour re‐ tenir cette information.
Le commissaire a expliqué plusieurs fois qu’il travaillait dans des délais très serrés. Il dépend donc de la bonne vo‐ lonté du gouvernement dans un contexte où on sait que celui-ci n’a pas toujours agi de bonne foi en pareille circons‐ tance, quand vient le temps de réclamer la confidentialité en matière de sécurité natio‐ nale. La feuille de route du gouvernement lors d’en‐ quêtes publiques passées [comme celle d’Air India] n’est pas bonne. Il semble inadé‐ quat de mettre le commis‐ saire dans une position où il n’a pas les moyens de savoir si le gouvernement tente de saboter l’enquête.
* Certains propos ont été raccourcis ou modifiés à des fins de clarté et de précision.
Avec la collaboration de Marie Chabot-Johnson