Radio-Canada Info

Le Brésil vote sur fond de guerre civile larvée

- François Brousseau

Le Brésil va aux urnes ce di‐ manche 30 octobre pour décider qui, de Jair Bolso‐ naro ou de Luis Inácio Lula da Silva, sera son président au cours des quatre pro‐ chaines années.

Le Trump des Tropiques , associé à l’extrême droite, au‐ teur de déclaratio­ns fracas‐ santes et provocatri­ces sur l’armée, la COVID, les homo‐ sexuels, la déforestat­ion de l’Amazonie et le système élec‐ toral brésilien, décrochera-t-il un second mandat?

Ou au contraire, est-ce que l’ancien président (de 2003 à 2011), l’idole des masses pauvres, légende de la gauche sud-américaine, reprendra du service pour sauver la démo‐ cratie brésilienn­e? Dans le se‐ cond cas, Bolsonaro reconnaî‐ tra-t-il seulement sa défaite ? Si la réponse est négative, ver‐ ra-t-on des attaques dans la rue contre le président élu et les institutio­ns, dans un écho troublant des événements du 6 janvier 2021 à Washington ?

Certains le craignent et le disent… et justifient leur crainte en alignant les cita‐ tions menaçantes du pré‐ sident sortant.

Un pays coupé en deux

Les derniers sondages font apparaître un Brésil coupé en deux parties presque égales, avec un léger avantage au candidat de la gauche. Deux mondes s’affrontent, aux per‐ ceptions complèteme­nt diffé‐ rentes. D’un côté, des masses populaires inquiètes devant le retour de la faim et des ci‐ toyens inquiets devant les menaces d’un président po‐ tentiellem­ent putschiste, face à la jeune démocratie brési‐ lienne.

De l’autre, des conserva‐ teurs religieux partisans de la loi et de l’ordre, des citoyens restés hostiles aux rouges, hantés par les dernières an‐ nées de la gauche au pouvoir, économique­ment très mau‐ vaises. Entre les deux, un mi‐ lieu des affaires qui — hormis le lobby agroalimen­taire — a été déçu par la gestion chao‐ tique et incompéten­te des quatre dernières années et vote plutôt Lula, sans enthou‐ siasme. Et une armée qui, malgré les appels du pied de Bolsonaro, ne semble pas ma‐ joritairem­ent putschiste.

Selon la toute dernière en‐ quête de la firme Datafolha, ce serait 52 % à 48 % en fa‐ veur de Lula, après répartitio­n des indécis. Mais les sondeurs avaient gravement sous-esti‐ mé le candidat Bolsonaro au premier tour, le plaçant dans la fourchette de 33 à 37 % alors qu’il a finalement obte‐ nu plus de 43 %, 5 points der‐ rière Lula.

Quel que soit le résultat, un climat de guerre civile lar‐ vée s’est installé dans le pays. La détestatio­n, voire la haine mutuelle, a pris le pas sur un débat serein entre pro‐ grammes et orientatio­ns di‐ vergentes.

Le dernier débat de la campagne

C’était palpable dès le dé‐ but du dernier débat entre les deux protagonis­tes, vendredi soir, alors qu’un Bolsonaro au visage fermé, lisant des notes dans la paume de sa main, af‐ firmait que tout le système est contre moi, que le Tribu‐ nal électoral nous a coupé du temps de publicité à la radio, et que Lula devrait être en pri‐ son.

Pendant ce temps, Lula ré‐ pliquait en citant le chiffre de 6491 mensonges proférés se‐ lon lui par Bolsonaro depuis qu’il est président. Il a aussi évoqué l’isolement honteux du Brésil sur la scène interna‐ tionale depuis que son oppo‐ sant est au Palais du Planalto (équivalent brésilien de la Maison-Blanche) : personne ne veut se faire voir aux côtés de ce pestiféré diplomatiq­ue.

Aujourd’hui, le Brésil est plus isolé que Cuba , a-t-il af‐ firmé lors de ce dernier débat.

2018 : un réactionna­ire crève l’écran

Comment en est-on arrivé là? En octobre 2018, Jair Bolso‐ naro, un capitaine d’armée qui avait déjà derrière lui une longue carrière de député d’arrière-ban, était connu pour sa nostalgie revendi‐ quée de la dictature militaire. Il multipliai­t les coups de gueule réactionna­ires et nos‐ talgiques au parlement. Selon lui, la période 1964-1985 de la dictature était un âge d’or de notre pays.

Lors de la destitutio­n de l’ancienne présidente Dilma Roussef en 2016, qui avait été guerriller­a dans sa jeunesse, il avait fait, en pleine chambre des députés, l’éloge d’un tor‐ tionnaire célèbre qui s’était occupé d’elle pendant sa dé‐ tention en 1970.

Vulgaire et provocateu­r, inconditio­nnellement proar‐ mée, hostile à la démocratie (ou du moins à certaines de ses institutio­ns : la presse et les tribunaux indépendan­ts; le système électoral dont il conteste l’impartiali­té), c’est aussi un anti-scientifiq­ue dé‐ claré. Pendant la pandémie, il a multiplié les déclaratio­ns fantaisist­es, ignorantes et dé‐ pourvues d’empathie. Il est aussi connu pour ses déclara‐ tions misogynes. Il avait un jour lancé à une députée : Vous êtes trop moche pour mériter d’être violée.

Et pourtant, cet homme qui parle continuell­ement sans filtre avait crevé l’écran lors de sa campagne de 2018, et fini par gagner au second tour.

Ce fut le triomphe de la transgress­ion et du bras d’honneur permanent contre le système. Toute ressem‐ blance avec un célèbre politi‐ cien d’Amérique du Nord n’est pas due au hasard. Trump et Bolsonaro, même combat? En tout cas, les deux pays connaissen­t des processus qui ont beaucoup de points en commun.

Les scandales de corrup‐ tion sous le PT

Il faut dire que la récession du milieu des années 2010, et les affaires de corruption qui avaient éclaté pendant la pré‐ sidence du Parti des tra‐ vailleur ou PT (2003-2016, avec le héros Lula da Silva sui‐ vi de la pauvre héritière Dilma Roussef), l’avaient aidé en lui fournissan­t du grain à moudre contre la gauche, source de tous les maux.

Pourtant, il est bien connu que durant ces années-là, le système politique très décen‐ tralisé du Brésil (beaucoup de pouvoirs aux États; entre 20 et 30 partis au parlement se‐ lon les années — davantage qu’en Israël !) avait diffusé, comme un cancer, les affaires de corruption dans la plupart des formations, et pas seule‐ ment celle qui détenait la pré‐ sidence.

Jair Bolsonaro a fait beau‐ coup de millage sur ce thème contre le Parti des tra‐ vailleurs… et cela a continué jusqu’à ce jour, même si le PT n’est plus au pouvoir depuis six ans, et que sa propre ad‐ ministrati­on a eu ses histoires de favoritism­e et de caisses cachées.

En 2018, il avait obtenu 46 % des suffrages exprimés au premier tour, puis nette‐ ment battu le candidat du PT au second tour, Fernando Haddad, par un score de 55 % à 45 %.

Mais à l’époque, sans avoir vraiment un casier vierge (avec déjà 28 ans en politique !), il était un relatif nouveau venu au sommet du pouvoir et n’avait pas de bilan à dé‐ fendre. Malgré son étiquette d’extrémiste, on avait voté pour lui parce qu’il allait faire le ménage en balayant les gauchistes, parce qu’il parlait franc à défaut de parler élé‐

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