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Une maison à la fois, reconstrui­re le rêve américain à Washington

- Lila Dussault

WASHINGTON - Soir d’oc‐ tobre. Des candidats au conseil municipal de Wa‐ shington – dont la course électorale se déroule en même temps que celle de mi-mandat – sont regrou‐ pés pour un débat sur l’ha‐ bitation au Busboy and Poets, un resto-librairie si‐ tué dans Mount Vernon Square, un quartier cen‐ tral et effervesce­nt.

Dans cette ville où les habi‐ tants paient en moyenne 60 % de plus qu’ailleurs au pays pour y vivre, le sujet est impératif.

La capitale américaine est la quinzième ville au pays où la séparation entre les popu‐ lations blanche et noire est encore visible sur le territoire. Si les quartiers les mieux nan‐ tis de l’ouest abritent princi‐ palement des Blancs, les foyers afro-américains, mino‐ ritaires, se regroupent à l’est, dans des secteurs souvent plus défavorisé­s.

Mais il n’en a pas toujours été exactement ainsi. Jus‐ qu’aux années 1970, la popu‐ lation noire était majoritair­e dans la ville surnommée Cho‐ colate City, une appellatio­n popularisé­e par le groupe funk Parliament. Plusieurs quartiers centraux abritaient une culture afro-américaine bouillonna­nte, tout en étant à l’avant-garde des mouve‐ ments pour les droits civils, comme le rappelle le maga‐ zine américain Politico.

En raison de l’embourgeoi‐ sement, la population noire de la ville a décliné durant les cinquante dernières années, passant de 71 % en 1971 à 48 % en 2015.

Washington fait aussi par‐ tie de la poignée de villes américaine­s où la croissance économique a résulté en un exode sa population défavori‐ sée, selon une étude de l’Uni‐ versité du Minnesota publiée en 2019.

Pendant ce temps, l’écart de richesse entre les Noirs et les Blancs s’est accentué. En 2019, à Washington, le revenu moyen d’un foyer blanc était de 154 000 $, et de 48 000 $ pour un foyer afro-américain.

De quoi rendre l’accès à la propriété un rêve quasi im‐ possible pour une vaste par‐ tie de la population.

Renverser la tendance

Ici, c’est une ville de Noirs, mais tout a été orchestré pour chasser la classe ou‐ vrière et les personnes pauvres du district, dénonce le révérend Graylan Hagler, qui anime le débat électoral à Busboy and Poets.

L’homme de 68 ans, que certains décrivent comme la conscience morale de la ville, a coprésidé une récente com‐ mission sur l’accès à la pro‐ priété pour la population noire de Washington, dont les recommanda­tions ont été rendues publiques en oc‐ tobre.

Les conclusion­s du rap‐ port sont alarmantes : en 2020, seulement 34 % de la population noire de la ville était propriétai­re, contre 49 % des foyers blancs. Une dimi‐ nution de plus de 10 points en 10 ans.

À la suite du dépôt des re‐ commandati­ons, la ville s’est engagée à augmenter de 20 000 le nombre de proprié‐ taires afro-américains à Wa‐ shington d’ici 2030. Une cible ambitieuse basée sur une sé‐ rie de mesures, allant des sub‐ ventions à la constructi­on d’unités abordables.

C’est réalisable, même fai‐ sable, mais ça va demander énormément d’efforts et de partenaria­ts, estime Vanessa Perry, professeur­e de marke‐ ting à l’École de gestion de l'Université George-Washing‐ ton. Celle qui est aussi membre du centre de re‐ cherche Urban Institute a analysé la faisabilit­é écono‐ mique des recommanda­tions.

Pour le révérend Hagler, rien n’est acquis.

Je suis un peu cynique, dans le sens où je pense que les politicien­s ne rendront pas ça possible si nous – la com‐ munauté – on ne se bat pas pour cela.

Révérend Graylan Hagler Après tout, il s’agit ici de renverser une tendance bien ancrée dans les moeurs.

Une discrimina­tion his‐ torique

Le soleil d’automne ca‐ resse la façade de brique rouge de cet immeuble de la rue Bryant, dans le quartier historique de Bloomingda­le, au centre de la ville.

C’est dans cette résidence que s’est jouée la bataille juri‐ dique pour que des familles noires puissent acheter des propriétés où elles le souhai‐ taient, qui a donné lieu à l’ar‐ rêt Hurd c. Hodge de la Cour suprême, en 1948.

En 2014, quand l’histo‐ rienne Mara Cherkasky, 72 ans, a commencé un projet visant à cartograph­ier la sé‐ grégation à Washington, elle ne s’attendait pas à ce que l’initiative ait une telle portée. On ne pensait même pas que quelqu’un serait intéressé, se souvient-elle. Pourtant, la ré‐ surgence en 2020 du mouve‐ ment Black Lives Matter a ra‐ dicalement changé la donne.

Après la mort de George Floyd, les visites sur notre site web ont doublé en un mois. C’était frappant!

Mara Cherkasky, histo‐ rienne au projet Mapping Se‐ gregation DC

En sept ans, son équipe et elle ont analysé des milliers d'actes notariés tirés des ar‐ chives de la ville où des res‐ trictions empêchaien­t la vente de la propriété à des fa‐ milles non blanches. On en a trouvé partout en ville, af‐ firme-t-elle, même dans des endroits où on ne l’aurait pas imaginé.

À écouter :

Le redlining, l'outil discret de la ségrégatio­n raciale aux États-Unis, à l'émission Au‐ jourd'hui l'histoire BALADO - Hors série : aux origines de la ségrégatio­n

Le but? Empêcher les fa‐ milles afro-américaine­s de s’installer dans des secteurs haut de gamme, comme Ta‐ koma, Parkview ou Wesley Heights.

Le résultat? La vaste popu‐ lation noire de Washington a été refoulée dans des quar‐ tiers plus vieux et souvent surpeuplés, raconte l’histo‐ rienne.

Ces pratiques discrimina‐ toires ont perduré de la fin du 19e siècle jusqu'à leur aboli‐ tion officielle, en 1968 – près de 100 ans plus tard – par le Fair Housing Act.

Mais même après, les agents immobilier­s et les banques se sont assurés que les maisons n’appartien‐ draient pas à des personnes noires. C’était tout un sys‐ tème.

Mara Cherkasky, histo‐ rienne au projet Mapping Se‐ gregation DC

Un système dont les effets sur l’accès à la propriété pour la population noire ont per‐ duré, traversant les généra‐ tions.

Écartés du rêve améri‐ cain

Les familles noires ont, sur plusieurs génération­s, perdu la possibilit­é d’accumuler de la richesse qu’elles auraient pu avoir si ça n’avait été des poli‐ tiques qui les empêchaien­t de devenir propriétai­re, soutient la professeur­e Vanessa Perry.

Avoir une propriété, ça amène des gains critiques et toutes sortes de bénéfices so‐ ciaux et économique­s et qui sont, franchemen­t, la clé du fameux rêve américain.

Vanessa Perry, professeur­e de marketing à l’École de ges‐ tion de l'Université George Washington

En 2021, les résidents noirs de Washington étaient encore deux fois plus nombreux à se faire refuser une hypothèque par rapport à la moyenne des candidats sur le territoire, se‐ lon les données compilées dans le rapport de la commis‐ sion sur l’accès à la propriété pour la population noire de Washington.

Mais la prise de conscience collective du racisme aux États-Unis, liée à la mort de George Floyd et au mouve‐ ment Black Lives Matter, semble faire bouger les choses, selon Vanessa Perry.

En 2020, l’associatio­n na‐ tionale des agents immobi‐ liers a offert pour la première fois des excuses pour ses pra‐ tiques racistes et la discrimi‐ nation qui perdure en lien avec l’habitation, tout en pro‐ mettant de changer les choses.

Et la semaine dernière, le procureur général de Wa‐ shington a obtenu un règle‐ ment historique de 10 mil‐ lions de dollars pour des cas de discrimina­tion envers des locataires à faible revenu, soit la plus importante de l’his‐ toire des États-Unis.

Oui, je pense qu’il y a une conjonctur­e favorable en ce moment, s’enthousias­me Va‐ nessa Perry. Il y a beaucoup d’intérêt et d’efforts pour vrai‐ ment combler l’écart dans l’ac‐ cès à la propriété. Et ça, ça va entraîner d’énormes retom‐ bées pour tous ceux qui, en ce moment, ne peuvent pas créer de la richesse et la trans‐ mettre à la génération sui‐ vante.

Reportage réalisé dans le cadre d'un stage au bureau de Radio-Canada à Washing‐ ton, grâce à une bourse de la Fondation de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

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