Radio-Canada Info

« Détenus, on a violé vos droits, réclamez ! »

- Émilie Dubreuil

Dans le petit bureau de son appartemen­t de Sher‐ brooke où Mario Pelchat s’installe habituelle­ment pour dessiner, la lumière est faible en cet après-midi d’automne. Assis dans le contre-jour, l’homme de 57 ans nous confie qu’il a hésité avant d'accepter de nous parler. « Beaucoup de gens vont dire : ben, il a commis un crime; il a eu ce qu’il mérite. »

Mario Pelchat a commis un vol qualifié pour se payer de la drogue. La cocaïne était sa maîtresse de prédilecti­on. J’ai eu très honte de ce que j’avais fait. Je méritais d’aller en prison. Mais je ne me doutais pas de ce que j’allais y subir, dit-il, encore ébranlé par des souvenirs qui lui font faire des cauchemars.

L’homme est incapable à ce jour de demeurer dans un espace clos, une pièce fermée. Il panique, cela le renvoie dans sa tête au cauchemar du trou.

Cela se passe le 3 avril 2017. Pelchat raconte que, ce jour-là, il se tient debout dans sa cellule, dos à la porte. Un gardien lui touche l’épaule, ce qui le surprend. J’ai fait le saut. J’étais nerveux. Par réflexe, je l’ai poussé et il est tombé.

À partir de ce moment, le récit de Pelchat devient émo‐ tif. Les gardiens sont entrés à quatre dans ma cellule. Ils m’ont traîné dehors dans la neige, pieds nus. Ils m’ont déshabillé et m’ont mis au trou.

Le trou. C’est le nom qu’on donne dans le milieu carcéral à cette pratique qui consiste à isoler un détenu 23 heures sur 24 dans une cellule vide. Selon les Nations unies, gar‐ der un prisonnier plus de 15 jours en isolement équi‐ vaut, ni plus ni moins, à de la torture. De nombreuses re‐ cherches ont démontré à quel point la privation de contacts humains est dommageabl­e pour la santé cognitive et mentale des détenus.

Cette fois-là, Mario Pelchat est resté un mois au trou. Quand je lui demande de me décrire ce qu’il y a vécu, il sou‐ pire, ses yeux se mouillent de larmes. En silence, il enlève sa veste puis déroule les manches de sa chemise. Il montre avec pudeur ses deux avant-bras entièremen­t lacé‐ rés par des cicatrices. Il me montre un dessin sur lequel il s’est représenté, à l’ombre des murs, en détresse.

Il explique qu’au moment de la douche, il dérobait des lames de rasoir qu’on distri‐ buait aux prisonnier­s pour qu’ils puissent se raser. Je les cachais dans ma serviette et j’ai commencé à m’automuti‐ ler. Je lui demande pourquoi. L’homme soupire et répète la question, songeur. Pourquoi? Il prend le temps de réflé‐ chir. C’est comme si je me di‐ sais : vous pensez que je ne suis que de la merde? Au point de m’enfermer ainsi dans une cage? Alors, je me suis puni.

Il souligne que la douleur infligée lui rappelait aussi, dans ce silence assourdiss­ant et ce temps long de la soli‐ tude infinie, qu’il était tou‐ jours en vie. Je crois que d’une certaine façon, je voulais aussi mourir. Des fois, j’appuyais plus fort, plus profond. Si j’étais resté plus longtemps au trou, je ne crois pas que je se‐ rais ici pour vous en parler.

Une longue bataille judi‐ ciaire contre le trou

La souffrance de Mario Pelchat est singulière, mais néanmoins typique. On a par‐ lé à des centaines de récla‐ mants et c’est à fendre le coeur, les histoires qu’on en‐ tend. Des histoires d’automu‐ tilation, de multiples tenta‐ tives de suicide, dépression­s, claustroph­obie, relate Me Anne-Julie Asselin.

L'avocate travaille d’ar‐ rache-pied au cabinet Trudel, Johnson et Lespérance, dans le Vieux-Montréal, en compa‐ gnie de ses collègues, pour distribuer de l’argent à des milliers de détenus, comme Mario Pelchat, qui ont subi de l’isolement cellulaire dans les pénitencie­rs fédéraux entre 2009 et 2019.

Dans une cause conjointe, la Cour supérieure de l’Onta‐ rio et celle du Québec ont condamné le gouverneme­nt fédéral à dédommager des milliers de gens qui ont sé‐ journé dans les trous des pé‐ nitenciers fédéraux entre 2009 et 2019. Les tribunaux ont statué que le recours à l’isolement cellulaire violait, entre autres, l’article 7 de la Charte des droits canadienne, qui garantit le droit à la vie et à la sécurité, et l’article 12 de la Charte, qui stipule que « Chacun a droit à la protec‐ tion contre tous traitement­s ou peines cruels et inusités ».

Le problème, c’est qu’à peine 40 % des gens qui peuvent toucher cet argent l’ont réclamé. On a 750 récla‐ mants. À ce jour, cela peut sembler beaucoup. Mais c’est peu dans les faits. Des milliers de personnes y ont droit. Notre but, c’est de passer le mot, dire : Réclamez! Allez chercher l’argent qui vous est dû! On a violé vos droits fon‐ damentaux! lance Maître As‐ selin.

Les juges ont prévu des montants de base de quelques milliers de dollars à tous ceux qui ont passé plus de 15 jours consécutif­s en iso‐ lement. Mais pour ceux qui souffraien­t de problèmes de santé mentale avant leur sé‐ jour en isolement ou qui y ont séjourné de longues périodes, on parle de plusieurs dizaines de milliers de dollars, voire plus de 100 000 $ dans les cas les plus graves, précise AnneJulie Asselin.

Si, dans le Vieux-Montréal, les avocats essaient par tous les moyens de joindre ceux qui pourraient recevoir de l’ar‐ gent, c’est que cette cagnotte est le résultat d’une longue bataille judiciaire et philoso‐ phique opposant le Service correction­nel du Canada et les défenseurs des droits des détenus.

En 2007, le décès d’Ashley Smith, une toute jeune femme qui se suicide dans un pénitencie­r ontarien alors qu’elle est en isolement cellu‐ laire depuis des années, émeut l’opinion publique. Le coroner chargé d’enquêter sur sa mort suggère d’ailleurs de mettre fin à la pratique. L'en‐ quêteur correction­nel du Ca‐ nada lui emboîte le pas. En 2015, les Nations unies adoptent les règles Nelson Mandela et décrètent que 15 jours d’isolement cellulaire, cela équivaut à de la torture, mais le service correction­nel fédéral résistera pendant des années.

À l’époque, Me Nadia Gol‐ mier, avocate en droit carcé‐ ral, représente une jeune femme noire anglophone qui purge une sentence au péni‐ tencier de Joliette. Sa grandmère m’a contactée pour me dire qu'Arlene passait beau‐ coup de temps au trou, se souvient l’avocate.

En effet, Arlene Gallone, qui avait alors la jeune ving‐ taine, aura cumulé plus de neuf mois au trou. C’était une détenue perturbée, agitée. Elle avait des problèmes de santé mentale, et la mettre en isolement, à mon avis, ne fai‐ sait qu’aggraver ses pro‐ blèmes, raconte Me Golmier. Un jour, j’ai demandé à un psychiatre expert en psychia‐ trie judiciaire de témoigner. Il m’a confié que le cas d'Arlene lui rappelait celui d’Ashley Smith.

Quand Arlene est sortie de prison, son cas a été choisi pour devenir le nom qui re‐ présentera­it le recours au civil au Québec. Deux autres déte‐ nus ont représenté le litige en Ontario.

L’isolement cellulaire a été aboli dans les pénitencie­rs fé‐ déraux en novembre 2019. Il a été remplacé par des unités d’interventi­ons structurée­s où les prisonnier­s ont droit à des visites d’intervenan­ts et à un peu plus d’heures de sortie de leur cellule.

N’empêche, selon un rap‐ port de l’enquêteur correc‐ tionnel publié en 2021, on est loin de la coupe aux lèvres parce que les unités d’inter‐ ventions structurée­s, ce qui a remplacé l’isolement, c’est loin d’être parfait, lâche Anne-Ju‐ lie Asselin.

Sa collègue, Clara PoissantLe­spérance, évoque la suite des choses dans cette lutte contre le recours au trou. L’isolement est toujours per‐ mis dans les prisons gérées par Québec.

On travaille aussi à un re‐ cours collectif au provincial, où les gens sont encore mis 22 ou 23 heures par jour en isolement, et l’isolement, les tribunaux l’ont dit, va à l’en‐ contre de l’objectif de réhabili‐ tation, résume l'avocate.

À Sherbrooke, Mario Pel‐ chat espère très fort que les recours judiciaire­s feront en sorte d’éviter à d’autres les souffrance­s imprimées dans son âme. Parce que c’est atroce, souffle-t-il tout bas.

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