Cette élection que les Brésiliens ont hâte de mettre derrière eux
SAO PAULO - Bien des Brési‐ liens votent aujourd’hui avec une certaine angoisse au ventre : celle de ne pas savoir qui sera leur pré‐ sident ni comment réagira le camp adverse. Une an‐ goisse à l’image des der‐ nières semaines de cam‐ pagne, qui se sont dérou‐ lées sur fond de disputes, d’accusations et de vio‐ lences.
Je vais annuler mon vote, a lancé Flavio, un chauffeur de taxi visiblement méfiant lorsque questionné sur ses in‐ tentions de vote. Pourtant, c’est un ami de l’interprète qui prenait aussi place dans la voiture.
Sa réponse cachait surtout une angoisse : celle de déclen‐ cher une virulente dispute électorale.
Comme nombre de ses compatriotes, Flavio a utilisé une réponse neutre dans un pays où voter est une obliga‐ tion. Après quelques échanges, il a fini par dévoiler son choix : il votera Lula, le candidat de gauche.
Ce chauffeur n’est pas seul à marcher sur des oeufs ces jours-ci : bien des Brésiliens ont cherché à éviter toute dis‐ cussion politique dans les der‐ nières semaines. Trop polari‐ sant, trop risqué.
Des disputes entre parti‐ sans qui affichaient leurs cou‐ leurs ont éclaté dans des res‐ taurants. Certains en sont ve‐ nus aux poings. Au moins trois personnes ont trouvé la mort dans des disputes élec‐ torales.
Une polarisation qui af‐ fecte aussi parfois les familles. Sur des applications telles que WhatsApp, très utilisées des Brésiliens pour communiquer avec leurs proches et leurs collègues, le sujet est vite de‐ venu tabou.
Les tensions ont aussi dé‐ bordé sur les lieux de travail. Beaucoup de Brésiliens disent avoir été victimes de harcèle‐ ment électoral, c’est-à-dire qu’ils ont subi des pressions politiques de la part de leurs employeurs.
Un Brésil à la croisée des chemins
Avec cette élection, le Bré‐ sil est face à un choix clair : l’actuel président, Jair Bolso‐ naro, dirigeant d’extrême droite, et l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva, qui penche à gauche.
Les deux proposent des chemins bien différents pour le pays le plus peuplé d’Amé‐ rique latine. Chacun a des dé‐ fauts qui déplaisent forte‐ ment à ceux de l’autre camp. Deux camps qui ont souvent cherché à s’éviter. À éviter les étincelles.
Signe des tensions, à la veille du vote, une élue bolso‐
nariste a braqué une arme sur un homme de Sao Paulo qui l’aurait narguée à propos d’une éventuelle défaite.
Marcelo et Paula ont aussi goûté au fruit de cette divi‐ sion. Les membres du couple ont installé une grande af‐ fiche de Lula sur le mur exté‐ rieur de sa demeure et appo‐ sé des autocollants derrière leur voiture. Une nuit, des vandales ont lancé des oeufs sur leur maison. Des mor‐ ceaux de ciment ont aussi fra‐ cassé la vitre arrière de leur petit véhicule rouge, aux cou‐ leurs du parti de Lula.
Marcelo craint un retour des vandales. Il compte instal‐ ler des caméras de sur‐ veillance. Mais au nom de la li‐ berté d'expression, pas ques‐ tion de retirer l’affiche pour l’instant.
Le couple dit vivre dans un mélange de peur et de déter‐ mination, craignant qu’il faille des années pour décontami‐ ner les esprits imprégnés des idées bolsonaristes.
Craintes de transforma‐ tions
Dans un tel climat, pas étonnant que les candidats aient livré leurs discours en portant des gilets pare-balles.
Aux rassemblements, leurs partisans font du bruit, crient. La musique est forte, mais l'enthousiasme masque des craintes.
Dans le camp de Lula, c’est d’abord la crainte d’une dé‐ faite qui gâcherait un retour politique remarqué pour l’exprésident, emprisonné en rai‐ son d’une condamnation judi‐ ciaire maintenant annulée.
J’en dors mal la nuit, lance une femme rencontrée de‐ vant un théâtre de Sao Paulo où le candidat de gauche s’ex‐ primait. Elle doute des son‐ dages qui lui donnent une faible avance.
Ici, on parle de cauchemar en évoquant un possible deuxième mandat du pré‐ sident sortant. Un dirigeant d’extrême droite qui affiche son dégoût pour les homo‐ sexuels et les Noirs.
Bolsonaro, plus jamais! lance une femme nommée Brasilia. Il a détruit tant de choses dans ce pays. Elle parle de la montée de l'intolérance, de la destruction de l’Amazo‐ nie.
On a passé quatre années bien sombres, lance Daniela, venue avec son jeune fils. Elle est enseignante et elle pense à l’avenir de ses élèves. Je leur dis toujours de croire en leurs rêves. Mais si Bolsonaro reste [...] même moi je ne rêverai plus.
À 70 ans, Carota en a vu passer, des politiciens. Elle a aussi vécu la dictature mili‐ taire qui a régné sur le pays jusqu’en 1985. Ses craintes sont profondes.
Bolsonaro va d'abord ga‐ gner les élections, comme Hit‐ ler, explique-t-elle. Et après, il va transformer ce pays, vendre ses richesses, installer des alliés à des postes impor‐ tants.
Craintes de perdre ce qu’ils ont acquis
Ce midi, les bolsonaristes manifestent en voiture, en ca‐ mion ou en moto à Sao Paulo. Ils font du bruit; de gros hautparleurs crachent des ver‐ sions techno et samba de leurs slogans politiques
Diego explique que, mal‐ gré la pandémie et la guerre, notre pays ne s’en sort pas si mal. Quand tout va bien, ce n'est pas le moment de chan‐ ger!
Marcos, lui, est venu avec ses deux fils. Dans le passé, il a appuyé le parti des tra‐ vailleurs de Lula, sans savoir qu’ils étaient en train de nous voler. C’est pour ça que je suis ici, pour montrer le bon che‐ min à mes enfants.
Dans cette foule, bien des gens se rappellent le vaste scandale de corruption qui a mené plusieurs politiciens en prison, dont Lula.
Les autres gouverne‐ ments, ils ont tout pris pour eux, explique Maria. On se bat pour que notre pays pro‐ gresse.
Dans les dernières années, l’accès aux armes à feu a été grandement facilité. Leur nombre a triplé en quelques années.
Dans un centre de tir près de Sao Paulo, on applaudit ces changements, en souli‐ gnant que le nombre de crimes violents a chuté depuis que Bolsonaro est au pouvoir.
Le propriétaire croit que ceux qui possèdent des armes devront les rendre si Lula l’emporte. Le nombre de crimes va augmenter, ex‐ plique Rogerio. Les policiers ne peuvent pas être partout.
Craintes électorales
Plusieurs ont aussi peur du résultat, ainsi que de la ré‐ action du président sortant et de ses partisans s’ils sont dé‐ clarés perdants.
Plusieurs ont à l’esprit cette phrase d’un discours que Bolsonaro avait pronon‐ cé à la fin de l’été : Il y a trois possibilités pour mon avenir : être arrêté, être tué ou vaincre.
De telles déclarations sont accompagnées de doutes sur l’intégrité du processus élec‐ toral, processus par lequel Jair Bolsonaro est arrivé au pou‐ voir.
Devant de telles déclara‐ tions, avec le nombre d’armes en circulation et les tensions actuelles, pas étonnant que bien des Brésiliens préfèrent ne pas parler de leur choix électoral.
Ce dimanche, les Brésiliens votent en retenant leur souffle, sans savoir comment l’autre camp va réagir devant les résultats qui s’annoncent serrés.