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Regarder la mort en face, ensemble

- Emy Lafortune

Au Cabaret mortel, la mort était à l’honneur vendredi soir. Ce rassemblem­ent communauta­ire, organisé au Café Baobab de Sher‐ brooke, se voulait une oc‐ casion de discuter franche‐ ment et sans tabous de cette réalité. Loin d’être macabres, les discussion­s et diverses prestation­s ar‐ tistiques avaient aussi pour but de lever le voile sur le côté rassembleu­r de la mort, qui touchera tout le monde à un moment ou un autre.

Une cinquantai­ne de per‐ sonnes se sont rassemblée­s pour assister à des présenta‐ tions de comptes, de poèmes, d’arts visuels et de danse, tous centrées autour du thème de la mort.

Les oeuvres ont été ponc‐ tuées de la lecture de seg‐ ments du recueil Les heures, de Fernand Ouellette, dans le‐ quel l’auteur québécois ra‐ conte les derniers moments de son père. Des pauses entre les prestation­s ont également permis aux membres de l’au‐ ditoire de s’exprimer sponta‐ nément sur leurs réflexions et leur vécu. Des échanges in‐ times et souvent émouvants s’en sont ensuivis.

La soirée a été imaginée par François Drouin, un coor‐ donnateur de musée devenu célébrant de funéraille­s dans ses temps libres. Il indique que son intérêt pour la mort est né en même temps que la naissance de son fils et de sa fascinatio­n pour le miracle de la vie. J’avais le goût de lever le voile sur tout ce qui touche de près ou de loin à la mort, mais en le faisant avec beau‐ coup de respect, de sobriété, et de joie, explique-t-il.

La mort, c’est une amie qui nous accompagne toute notre vie. Souvent, on tente de la nier et de la mettre de côté, mais c’est ce qui nous rassemble, les êtres humains. Peu importe notre nationali‐ té, notre sexe, notre milieu de vie, on va tous mourir un jour. Pourquoi ne pas commencer à l’apprivoise­r pendant qu’on est encore vivants?

François Drouin

Et si c'était ma dernière journée sur terre?

Le concept de café mortel est né en Europe et repré‐ sente une occasion de parler ouvertemen­t de la mort au‐ tour d’un café. On s’est dit "pourquoi ne pas marier au concept de café mortel des prestation­s artistique­s", car l’art, c’est aussi universel que la mort, et ça permet parfois de dédramatis­er ou d’appro‐ cher des aspects de notre psyché qu’on n’ose pas appro‐ cher en temps normal, ra‐ conte François Drouin

Selon lui, la mort est en‐ core trop taboue en Amé‐ rique du Nord.

Il y a beaucoup de cultures, entre autres dans le bouddhisme, où ils se lèvent le matin en se disant "au‐ jourd’hui, je vais peut-être mourir", en voulant dire "je ne sais pas de quoi aujourd’hui va être fait, ça pourrait être ma dernière journée sur terre, qu’est-ce que j’en fais, qu’estce qui est important pour moi?" C’est un peu cet espritlà aussi le Cabaret mortel, c’est de ramener au précieux de la vie, soutient-il.

Parmi les artistes présents vendredi soir se trouvait Hor‐ ta Van Hoye, qui a voulu re‐ présenter la mort à l’aide de sculptures de papier. Comme artiste, je veux accomplir ce dernier chef-d'oeuvre qui est la mort. De me préparer chaque jour un petit peu pour pouvoir mourir vivante, c’està-dire de le faire d’une façon consciente, de participer à ces derniers souffles. C’est un chef-d'oeuvre pour moi, et j’ai l’impression que si on ap‐ prend à chaque instant à lâ‐ cher prise, j’espère que le der‐ nier souffle ne va pas être plus compliqué que ça, sou‐ ligne-t-elle pour expliquer sa participat­ion à l’événement.

L’artiste multidisci­plinaire Marie-Claude Morin a quant à elle présenté des poèmes et des aquarelles faisant partie d’un plus vaste projet de jeu de cartes thérapeuti­que. Ce soir, j’ai choisi quelques pièces qui avaient un lien avec soit le deuil, la mort, la transition, fait-elle remarquer.

Il y a en a qui fêtent la mort. Une soirée comme ça, c’est un peu d’aller dans ce sens-là, d’honorer ce cycle-là, car la mort, on en vit plein aussi dans notre propre vie. [...] De se rassembler pour fes‐ toyer aussi ce qu’est la mort, je pense que c’est une belle fa‐ çon d’honorer la vie.

Marie-Claude Morin, ar‐ tiste multidisci­plinaire

elle explique qu’elle entendait ici et là des échos de per‐ sonnes qui s’adonnaient aux chants de gorge, mais la revi‐ talisation demeurait timide.

C’est à partir des an‐ nées 1980 qu’on a assisté à une véritable renaissanc­e, souligne-t-elle. Les jeunes voulaient apprendre cet art oral pour se réappropri­er leurs racines.

Pratiquer pour acquérir les techniques

Le chant de gorge réunit généraleme­nt deux femmes. Le jeu vocal en forme de duel amical, fait de sons gutturaux, consiste à se répondre mu‐ tuellement le plus longtemps possible jusqu’à ce que l’une des deux ne suive plus le rythme ou abandonne.

C’est à 18 ans, pendant ses études collégiale­s à Montréal, que Lydia Etok a plongé, tête première, dans l'univers so‐ nore de cet art exigeant. Une amie originaire de Puvirnituq avait reçu les enseigneme­nts de sa grand-mère.

Quand elle revenait en ville, on pratiquait ensemble les sons et la respiratio­n et c’est progressiv­ement de cette manière que j‘ai à mon tour appris les techniques, se souvient-elle.

Le chant de gorge inuit imite la nature : sons du vent, des rivières, des cris d'ani‐ maux. Ce que nous parta‐ geons est une vieille tradition, un art sacré pour mon peuple.

Lydia Etok

L’interprète est, entre autres, co-directrice artistique de l’orchestre Oktoécho pour le volet autochtone. Cette troupe basée à Montréal pro‐ pose des spectacles réunis‐ sant des musiques des quatre coins du monde.

Pour la représenta­tion Sai‐ maniq (Paix en inuktitut), Ly‐ dia Etok chante avec l’Inuk Ni‐ na Segalowitz. Le duo est en‐ touré sur scène de plusieurs musiciens aux influences so‐ nores métissées venues du

Moyen-Orient, du Japon ou de Scandinavi­e.

J’aime beaucoup chanter, mais en même temps j’essaye d’éduquer par le biais d’un art traditionn­el souvent mal compris.

Le spectacle lui offre l’op‐ portunité d’aller à la rencontre d’un public, et parfois l’occa‐ sion de démystifie­r des préju‐ gés qui ont encore la dent dure, même ici au Québec, précise-t-elle. Il y a des gens qui viennent me voir pour me demander si on habite encore dans des igloos. Ce genre de questions me surprend tou‐ jours, alors qu’on vit dans la même province.

Comme une forme de ré‐ sistance, sa pratique lui per‐ met de mettre en lumière la vitalité artistique du peuple autochtone porté par un legs culturel unique.

Elle rappelle d’ailleurs que le chant de gorge pratiqué dans les quatorze commu‐ nautés inuit du Québec est considéré comme patrimoine immatériel depuis 2014. Ils ont voulu tuer le chant de gorge inuit, mais l’art est tou‐ jours vivant et dorénavant protégé contre l’oubli, se ré‐ jouit-elle.

Le concert Saimaniq offert par la troupe d’Oktoecho est à l’affiche ce soir à 20 heure au Théâtre Outremont.

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