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Interventi­on étrangère en Haïti : une perspectiv­e historique pour comprendre la méfiance

- Francesca Mérentié À lire :

L’opinion publique haï‐ tienne est divisée en ce qui concerne l’interventi­on possible des Casques bleus en Haïti. Des membres de la diaspora haïtienne du Canada s’opposent à une quelconque interventi­on étrangère en s’appuyant sur une lecture du passé, tandis que d’autres y voient une solution tempo‐ raire.

L’interventi­on étrangère n’est jamais la solution sou‐ haitée pour résoudre une crise interne.

Darlène Lozis, Ottawa Darlène Lozis, originaire d'Haïti, est une résidente d’Ottawa. Pour elle, la solu‐ tion aux problèmes d'Haïti doit venir de ses habitants. Elle fait partie de ceux qui croient qu’un rappel du passé des interventi­ons militaires en sol haïtien s’impose. Dans notre histoire, les faits nous montrent qu’aucune occupa‐ tion [interventi­on étrangère] ne nous a servi en matière de souveraine­té et de dévelop‐ pement sociopolit­ique et éco‐ nomique.

La Franco-Ontarienne, mi‐ litante des droits de la per‐ sonne, rappelle des faits liés au passage de militaires étrangers en Haïti. L’occupa‐ tion américaine de 1915 à 1934, le pillage des caisses de l’État, les exactions [militaires], les campagnes rejetées où ils ont massacré des vaudoui‐ sants sous prétexte qu’ils sont des diables, relate-t-elle. Haïti n’a fait que régresser.

S’ensuivit un processus impé‐ rialiste et colonial au sein du pays, dit-elle.

Roby Joseph, résident de Sudbury, est du même avis, mentionnan­t aussi cette pre‐ mière occupation américaine. Depuis lors, on ne fait que su‐ bir les conséquenc­es de cette interventi­on qui n’avait pas amené de solution, dit-il en relatant à son tour des événe‐ ments survenus lors de cette occupation. Depuis, c’est tou‐ jours une interventi­on après une autre, dit-il.

Yanick Lahens : En Haïti, on a un néocolonia­lisme de‐ puis l’indépendan­ce

Darlène Lozis ajoute que cette première occupation a mené au pouvoir la dictature des Duvalier. Et comme c’était devenu à un moment donné une patate chaude pour eux [les États-Unis d’Amérique], ils ont accepté de soutenir la de‐ mande du peuple haïtien qui voulait une démocratie, af‐ firme-t-elle.

Elle ajoute que de nom‐ breuses autres interventi­ons militaires étrangères ont suivi. À partir de 1994, quand on a demandé à l’ONU de venir faire une correction démocra‐ tique, on nous a laissé un bourbier, déplore-t-elle.

Cette continuité s’est répé‐ tée en 2004, avec le coup d'État contre un président élu démocratiq­uement [Jean-Ber‐ trand Aristide]. À partir de là, on a eu une succession de gouverneme­nts décidés par les États-Unis.

Darlène Lozis, Ottawa De son côté, Roby Joseph rappelle qu'Haïti n’est pas en guerre. De surcroît, la solution ne peut venir d’une police mi‐ litaire, dit-il. Les militaires sont faits pour la guerre.

Selon le Sudburois, l’ONU a toujours raté sa cible en inter‐ venant en Haïti. On a eu plu‐ sieurs missions de différente­s formes, de différents noms. […] Ils ont laissé des morts, dit-il.

M. Joseph rappelle que l’épidémie de choléra qui a touché 800 000 Haïtiens in‐ combe à l’ONU. Et jusqu’à pré‐ sent, ils n’ont pas accepté leur responsabi­lité juridique dans tout ça, fulmine l’Haïtiano-Ca‐ nadien.

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Mme Lozis et M. Joseph re‐ latent tous deux des faits si‐ milaires. Il y a des enfants qui ont été violés par des soldats étrangers, affirme M. Joseph.

On demande qu'il y ait répa‐ ration et que ces gens soient amenés devant des tribu‐ naux, note Mme Lozis, qui rappelle qu’ils ont reçu l'im‐ munité.

Des faits historique­s qui font écho au discours tenu par Frantz Voltaire, historien montréalai­s d’origine haï‐ tienne. Il remonte plus loin dans le temps, pour démon‐ trer à quel point les interven‐ tions étrangères ont toujours desservi la cause haïtienne.

À partir de 1860, on aura des interventi­ons qualifiées de politique de la canonnière, c’est-à-dire quand des ressor‐ tissants étrangers déter‐ minent que leurs intérêts ont été lésés donc un bateau de guerre arrive dans la rade, menace le gouverneme­nt haï‐ tien incapable de se défendre [...] on a payé une indemnité ou encore on humilie Haïti, souligne-t-il.

L’historien rappelle que ces conflits se sont parfois pro‐ duits avec l’Espagne et l’Alle‐ magne vers la fin du 19e siècle. Parfois, c’est même scabreux dit-il, indiquant que des soldats allemands ont dé‐ féqué sur le drapeau haïtien pour humilier le pays.

Quelques faits histo‐ riques liés à des interven‐ tions étrangères en Haïti

Bombardeme­nt de la ville du Cap-Haïtien par le Bulldog, un bateau du gouverneme­nt anglais en 1865. Cette inter‐ vention est survenue à la de‐ mande du président Fabre Ni‐ colas Geffrard, qui voulait faire taire l’opposition dans la région. En 1902, lors d’une guerre civile, la marine alle‐ mande fait couler un bateau haïtien dans un contexte de crise diplomatiq­ue entre la République d'Haïti et l'Empire d'Allemagne, c’est le fameux cas de l’Amiral Killick. Des in‐ tervention­s étrangères spora‐ diques dans les affaires d'État en Haïti vont durer jus‐ qu’en 1915, date de la pre‐ mière occupation du pays par les États-Unis.

Source : Frantz Voltaire, historien haïtien

Tout comme Mme Lozis, l’historien affirme que le ré‐ gime des Duvalier a été soute‐ nu au départ par les ÉtatsUnis.

Arrêter temporaire‐ ment l’hémorragie

Par ailleurs, Herby Nord‐ hoff Deronselé affirme être conscient du fait que les opi‐ nions divergent au sujet d’une interventi­on militaire en Haïti. Il croit cependant que ce se‐ rait la bonne chose à faire parce que la police haïtienne est trop faible, croit-il.

M. Deronselé, Ottavien ori‐ ginaire d'Haïti, croit qu’un soutien étranger est néces‐ saire pour former la police lo‐ cale. S’ils veulent vraiment ai‐ der Haïti dans le milieu poli‐ cier, l’ONU en est capable.

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Même son de cloche du côté d'Harold Isaac, Montréa‐ lais d’origine haïtienne. Joint sur place à Pétion-Ville, en banlieue de Port-au-Prince, il souhaite une aide qui pren‐ drait en considérat­ion la com‐ plexité de la crise. Je ne suis pas d’avis qu’on doive rejeter toute forme d’aide, mais je suis d’avis que l’aide soit bali‐ sée.

Le Québécois reconnaît les échecs passés des interven‐ tions étrangères. Son opinion est guidée par l’urgence de la situation. C’est certain qu’on peut avoir une solution à court terme avec une inter‐ vention militaire, croit-il. Mais, on peut avoir une situation plus compliquée qui se déve‐ loppe dans 5 ou 10 ans, pon‐ dère-t-il.

Puisqu’on vient de sortir d’une interventi­on de la Mis‐ sion des Nations unies pour la stabilisat­ion en Haïti (MINUS‐ TAH), de 2004 à 2017 [...] es‐ sentiellem­ent après leur dé‐ part, on a sombré dans une sorte de délinquanc­e et de violence, de gangs. De toute évidence, on ne s'était pas at‐ taqué aux racines de ce pro‐ blème.

Harold Isaac, Haïti

Pour un renforceme­nt des capacités et des stratégies de la police locale haïtienne, les quatre concitoyen­s s’en‐ tendent.

Ne pas étouffer la mobi‐ lisation populaire

Roby Joseph craint d’ailleurs que l‘interventi­on étrangère serve à réprimer les manifestat­ions populaires plutôt qu’à combattre les gangs de rues en Haïti.

De même, Mme Lozis croit qu’une telle décision irait à l’encontre de la volonté des

Haïtiens. Ce serait vraiment s’entêter à faire quelque chose dont le peuple haïtien a dit ne pas vouloir.

Elle ajoute que les manifes‐ tants haïtiens ont scandé leur refus de l’interventi­on étran‐ gère dans les rues. Elle croit que l’actuel gouverneme­nt haïtien et son appel à l'aide étrangère sont tous deux illé‐ gitimes.

Interrogé sur la légitimité du gouverneme­nt haïtien ac‐ tuel, l’historien Frantz Voltaire rappelle que la nomination d'un premier ministre haïtien doit être ratifiée par le Sénat de la République, composé de 30 sénateurs, et par la Chambre des députés.

Il explique que ce ne fut pas le cas. Il n’y avait aucune institutio­n légitime dans le pays capable d’assurer une transition au moment de l’as‐ sassinat de Jovenel Moïse, précise-t-il. Si l’interventi­on militaire venait à légitimer ce gouverneme­nt, je pense qu’il y aura une très forte opposi‐ tion dans le pays, assure l'his‐ torien.

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