La démocratie américaine à un point de bascule?
WASHINGTON - La cam‐ pagne électorale de mimandat se termine dans un climat à couteaux tirés. Républicains et démo‐ crates se regardent en chiens de faïence, s’accu‐ sant mutuellement de mettre en péril la démo‐ cratie américaine.
D’un côté, certains croient toujours que l’élection prési‐ dentielle de 2020 a été fraudu‐ leuse, malgré l’absence de preuves. De l’autre, on craint que des candidats soutenus par l’ex-président Donald Trump ne soient élus à des postes grâce auxquels ils au‐ raient la mainmise sur la vali‐ dation des résultats de la pré‐ sidentielle de 2024 dans cer‐ tains États-clés.
La démocratie américaine a-t-elle atteint un point de non-retour? Radio-Canada s’est entretenu avec Daniel Brumberg, directeur des Études sur la démocratie et la gouvernance de l’Université de Georgetown à Washing‐ ton, et Peter Levine, expert en citoyenneté et engagement civique à l’Université Tufts du Massachusetts
Selon vous, la démocra‐ tie américaine est-elle en danger?
Oui, certainement, affirme Daniel Brumberg. Il y a une règle de base que toutes les démocraties doivent suivre, et c’est de s’assurer que les élus au pouvoir n’empêchent pas l’opposition de remporter une élection. Si l’un ou l’autre des partis perçoit que ses op‐ posants vont l'exclure de l’exercice du pouvoir, ou de la représentation de ses inté‐ rêts, et ce, de façon perma‐ nente, vous ne pouvez pas avoir de démocratie. Et ça, c’est une préoccupation dé‐ sormais [aux États-Unis].
Oui, je le crois, estime aussi Peter Levine. De nombreux Américains voient désormais la politique comme un com‐ bat existentiel entre le bien et le mal, tandis que la norme en démocratie est de s’engager à accepter ses pertes et à faire des compromis, précise celui qui est aussi diplômé de phi‐ losophie à l’Université d’Ox‐ ford, en Angleterre.
Quelle est la plus grande menace pour la démocra‐ tie américaine à l’heure ac‐ tuelle?
Le danger le plus immédiat a trait à l’intégrité des élec‐ tions présidentielles de 2024, soutient M. Levine. Aux ÉtatsUnis, ce sont des politiciens et [non des instances indépen‐ dantes] qui gèrent les élec‐ tions au niveau local et éta‐ tique. Et les assemblées légis‐ latives – donc partisanes – qui établissent les lois électorales, rappelle-t-il. De plus, le Congrès [dont les républicains pourraient reprendre le contrôle la semaine pro‐ chaine] a le pouvoir de tran‐ cher dans les disputes concer‐ nant une élection présiden‐ tielle.
Un parti politique peut donc renverser la volonté des électeurs, mais traditionnelle‐ ment, les deux partis s’en sont abstenus, poursuit M. Levine.
Maintenant, l’ex-président Donald Trump et plusieurs ré‐ publicains indiquent qu’ils ne s’en empêcheraient pas en 2024. S’ils échouent à faire preuve de retenue, ils pour‐ raient faire de Trump le pré‐ sident en 2024, sans égard au résultat réel de l’élection.
Peter Levine, expert en ci‐ toyenneté et engagement ci‐ vique à l’Université Tufts du Massachusetts
À mon sens, renchérit M. Brumberg, il n’y a pas plus grande menace que l’ex-pré‐ sident Donald Trump, qui a rejeté les résultats de toute une élection et qui a encoura‐ gé ses partisans à attaquer le Capitole, le 6 janvier 2021, pour empêcher la certification des résultats et la victoire de Joe Biden.
Qu’en est-il de la polari‐ sation de la population américaine?
Une autre menace plus profonde à la démocratie est l’attitude des électeurs améri‐ cains, selon Peter Levine. Dans un sondage récent du New York Times/Siena, 71 % des Américains disaient que la démocratie était en danger, mais seulement 8 % pen‐ saient que c’était l'enjeu le plus important au pays en ce moment. De plus, les élec‐ teurs prévoient voter en fonc‐ tion d’autres sujets, comme l’économie ou la criminalité, ajoute M. Levine. Ça dé‐ montre un faible niveau d’en‐ gagement envers la démocra‐ tie.
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Qui plus est, l’iniquité du système électoral américain amplifie les voix venant de ré‐ gions rurales, rappelle Daniel Brumberg. En effet, les 100 sièges du Sénat – deux
par État – sont distribués sans égard au nombre d’électeurs par région. Si vous votez pour un sénateur au Montana ou à New York, votre vote compte donc d’une façon très diffé‐ rente, illustre-t-il. Le Sénat amplifie vraiment le pouvoir des électeurs ruraux, large‐ ment conservateurs. Et je pense que ce système a ren‐ du de plus en plus possible, pour un parti qui défend des idées minoritaires sur une sé‐ rie d’enjeux, comme l’avorte‐ ment, d’imposer sa volonté.
Comment les résultats des élections de mi-man‐ dat vont-elles façonner les années à venir?
Si les républicains prennent le contrôle de l’une des deux chambres, surtout des deux, ça va nourrir cette peur, chez les démocrates, que les institutions démocra‐ tiques créées pour faire la promotion du compromis et du consensus sont désormais utilisées par une minorité d’électeurs pour imposer son agenda, analyse M. Brumberg.
Pour Peter Levine, si une majorité d’élus aux élections de mi-mandat – soit au Congrès ou dans des postesclés au niveau local – per‐ mettent de renverser les ré‐ sultats électoraux en 2024, ce‐ la va entraîner une crise im‐ portante aux États-Unis. J’anti‐ cipe que de nombreux Améri‐ cains vont résister activement à se faire voler une élection, et qu’ils militeront pour restau‐ rer et consolider notre démo‐ cratie, prévoit-il.
Cette crise serait une nou‐ velle page de l’histoire des États-Unis, mais pas la fin per‐ manente de la démocratie.
Peter Levine, expert en ci‐ toyenneté et engagement ci‐ vique à l’Université Tufts du Massachusetts
Existe-t-il des solutions pour aller de l’avant?
Une nouvelle loi est en cours d’étude au Congrès pour améliorer le système électoral et la transition prési‐ dentielle, rappelle M. Lévine. Ça aiderait, mais la menace ne passera pas tant que les conservateurs du parti répu‐ blicain ne se réengageront pas véritablement envers la démocratie, estime-t-il.
Pour Daniel Brumberg, l’in‐ troduction du vote préféren‐ tiel (ranked choice voting), où les électeurs choisissent les candidats en ordre de préfé‐ rence, permettrait de sélec‐ tionner des candidats moins polarisés, surtout pendant les primaires. En ce moment, notre système de primaires a tendance à vraiment donner l’avantage aux candidats ex‐ trémistes, de la gauche et de la droite, surtout de la droite, dans la course au sein de leur propre parti, puis de l’État, af‐ firme-t-il.
C’est un procédé qui nuit grandement à la démocratie.
Daniel Brumberg, directeur des Études sur la démocratie et la gouvernance de l’Univer‐ sité de Georgetown à Wa‐ shington
Les États du Maine et de l’Alaska utilisent déjà le vote préférentiel, mais les débats sur ce mode de scrutin ont lieu à travers le pays.
Dans un tel climat de ten‐ sion, certains envisagent aussi des remèdes plus draconiens.
S’il y a vraiment une tentative de renverser l’élection [de 2024], craint M. Levine, des actes de désobéissances ci‐ viles de grande ampleur pour‐ raient être nécessaires pour protéger la démocratie.
La démocratie améri‐ caine des dernières an‐ nées, en quelques dates marquantes :
8 novembre 2016 : Donald Trump remporte la course à la Maison-Blanche avec 46,09 % des suffrages, mais une majo‐ rité de grands électeurs. La même année, il affirme que des millions d’électeurs ont voté « illégalement » pour Hil‐ lary Clinton, lui dérobant la majorité des voix. Une alléga‐ tion sans précédent pour un président américain. 8 no‐ vembre 2020 : Joe Biden de‐ vient président des États-Unis avec 51,3 % des voix. Donald Trump refuse de concéder la victoire, affirmant que l’élec‐ tion est « loin d’être finie ». 6 janvier 2021 : Une foule de partisans pro-Trump prend d’assaut le Capitole à Wa‐ shington pour empêcher la certification des résultats et la victoire de Joe Biden. Ces mil‐ liers de supporteurs sont gal‐ vanisés par l’ex-président, qui soutient que la victoire lui a été volée. 1 septembre 2022 : Dans une allocution à la na‐ tion, le président Joe Biden af‐ firme que « l’égalité et la dé‐ mocratie sont assiégées » en raison de « Donald Trump et des républicains MAGA (Make America Great Again), dont l’extrémisme menace les fon‐ dations de la République ». 8 novembre 2022 : Date à la‐ quelle auront lieu les élections de mi-mandat. Selon l’Institut de recherche Brookings, basé à Washington, 345 candidats (tous républicains) ont affir‐ mé publiquement que les élections de 2020 étaient frau‐ duleuses. Environ 200 d'entre eux ont des chances impor‐ tantes de remporter la course.
Reportage réalisé dans le cadre d'un stage au bureau de Radio-Canada à Washing‐ ton, grâce à une bourse de la Fondation de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).