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Le père oblat qui a imposé le silence aux communauté­s innues de la BasseCôte-Nord

- Ismaël Houdassine

Derrière son côté bon vi‐ vant et jovial, le mission‐ naire oblat Alexis Joveneau aurait, pendant trente ans, agressé des centaines de jeunes victimes parmi les enfants et adolescent­s des communauté­s innues de la Basse-Côte-Nord.

La série documentai­re Face au diable de la CôteNord de Magalie Lapointe ne lève pas seulement le voile sur la personnali­té opaque d’un religieux ambivalent, ils donnent surtout la parole à ces femmes et ces hommes qui ont décidé de sortir d’un long silence.

Il faut remonter jusqu’en novembre 2017 à Uashat mak Mani-utenam, lors de l’En‐ quête nationale sur les femmes et les filles autoch‐ tones disparues ou assassi‐ nées. À ce moment-là, les langues commencent à se dé‐ lier. Plusieurs femmes innues, Mary Mark, Noëlla Mark et Thérèse Lalo, affirment avoir été agressées sexuelleme­nt par Alexis Joveneau, au‐ jourd'hui décédé.

Je suis très certaine que toutes les femmes et adoles‐ centes de ma communauté ont toutes vécu des sévices de la part du curé, avait d’ailleurs déclaré Mary Mark. D’autres témoignage­s incrimi‐ nant Alexis Joveneau se succé‐ deront, donc celui de Simone Bellefleur de la communauté innue d'Unamen Shipu qui a raconté qu’à l’époque, il ne fal‐ lait pas parler en mal du curé parce qu’il était considéré comme un dieu.

Les épisodes da Face au diable de la Côte-Nord re‐ viennent, à l’aide d’entrevues et d’image d’archives parfois glaçante, sur l’incroyable em‐ prise du personnage qui a mis sous sa botte les communau‐ tés innues de Natashkuan, Pakua Shipi et Unamen Shipu.

Au fur et à mesure que je menais mes recherches pour le documentai­re, je réalisais comment cet homme a au‐ tant manipulé de gens, et ce à tous les niveaux, aussi bien psychologi­que, pécuniaire que sexuel, lance en entrevue la journalist­e Magalie La‐ pointe.

Le père Alexis Joveneau, né en Belgique, a oeuvré comme missionnai­re parmi les Innus de La Romaine à partir de 1954. Il est décédé en 1992. Encore aujourd’hui, on ne connaît pas le nombre exact de victimes, mais ce que l’on sait, c’est que peu importe la personne qu’il avait devant lui, tout le monde pouvait de‐ venir une proie potentiell­e.

Le documentai­re est l'op‐ portunité de mettre des vi‐ sages sur les victimes, qu’elles puissent enfin être vues, en‐ tendues et crues.

Magalie Lapointe, journa‐ liste

La journalist­e qui avait dé‐ jà révélé le profil prédateur du missionnai­re dans un livre pu‐ blié en 2019 explique qu’un certain nombre de facteurs, comme celui de l’isolement des communauté­s de la Basse-Côte-Nord, lui ont per‐ mis d'imposer l'omerta et ain‐ si jouir d’une totale impunité pendant presque trois décen‐ nies.

Il faut comprendre que les villages de Natashkuan et Pa‐ kua Shipi dans lesquelles offi‐ ciait Alexis Joveneau sont si‐ tués très loin des centres ur‐ bains. Ces lieux se sont avérés idéals afin qu’il puisse faire du mal sans être inquiété.

Elle précise aussi que les Innus ne parlaient pas (ou peu) le français, occasion pour le religieux d’apprendre luimême l’innu-aimun. Il pouvait leur parler dans leur idiome maternel et ainsi prendre le contrôle de leur existence.

S'éloigner de la foi ca‐ tholique

Pour mener à bien son en‐ quête sur le terrain, la journa‐ liste Magalie Lapointe s’est jointe avec l’écrivain et chef d’antenne innu de Mash‐ teuiatsh Michel Jean et la ci‐ néaste Jani Bellefleur-Kaltush. Cette dernière, originaire de la Côte-Nord, affirme avoir déjà entendu des histoires d’hor‐ reur quand elle était jeune.

On le savait au fond ce qui s’était passé même si la plu‐ part des familles ne discu‐ taient pas ouvertemen­t du sujet, dit-elle au bout du fil. Mais entendre de vive voix les récits des victimes ça m’a litté‐ ralement bouleversé­e .

Celle qui s’est longtemps considérée comme catholique pratiquant­e a depuis mis sa foi de côté. Elle admet que le tournage lui a ouvert les yeux sur ses propres croyances. Ce gars a agi comme un socio‐ pathe en se servant de la reli‐ gion pour régner sur des com‐ munautés autochtone­s et commettre ses crimes sexuels.

[Alexis Joveneau] a imposé le catholicis­me pour se faire de l’argent, forcé des mariages et déporté des Innus. Il a même envoyé des enfants dans des pensionnat­s pour Autochtone­s.

Jani Bellefleur-Kaltush, ci‐ néaste La cinéaste, qui parle par‐ faitement l’innu-aimun, est al‐ lée à la rencontre des aînés qui ont bien connu Alexis Jo‐ veneau. L’un d’entre eux, le frère d’une victime, continue pourtant de défendre le père oblat jusqu’aux dernières se‐ condes d’une entrevue dans laquelle il avouera les agres‐ sions du missionnai­re.

Mon intention, c’était de faire parler les gens, les aider à s’exprimer et faire sortir la pa‐ role. Et c’est ce qui s’est passé avec ce monsieur, raconte la cinéaste.

Elle regrette le manque de ressources pour accompa‐ gner les victimes vers la guéri‐ son. Et puis, beaucoup sont mortes sans avoir pu s’expri‐ mer, regrette-t-elle. Celles et ceux encore vivants ne savent pas vers qui se tourner puisque dans les communau‐ tés, il y a un manque de tra‐ vailleurs sociaux, de psycho‐ logues et de programme d’aide aux traumatism­es.

Trauma intergénér­a‐ tionnels

Jani Bellefleur-Kaltush pointe également la respon‐ sabilité des Oblats dans cette affaire. Même si la congréga‐ tion catholique a présenté ses excuses aux victimes du père Joveneau, elle pense que la congrégati­on était au cou‐ rant. Elle rappelle qu’une ac‐ tion collective intentée par les victimes alléguées d’agres‐ sions sexuelles de la part de dizaines de missionnai­res oblats a été autorisée en 2018.

On sait aujourd’hui que les Oblats ont envoyé dans d'autres communauté­s au‐ tochtones des missionnai­res connues pour être des agres‐ seurs sexuels.

La série documentai­re est composée de moments bou‐ leversants qui misent sur l’écoute et la prise de parole. Pour la cinéaste, le père oblat a brisé des communauté­s en‐ tières créant des trauma‐ tismes intergénér­ationnels graves. Ces communauté­s sont magnifique­s. Elles portent des valeurs et des tra‐ ditions solides. J’espère que justice sera faite pour leur permettre d’avancer au-delà des blessures.

Décédé en 1992, le père Alexis Joveneau n’a jamais été inquiété de son vivant par la justice. Il est enterré à l’entrée du cimetière innu Unamen Shipu au grand damne d’une communauté à jamais mar‐ quée.

Face au diable de la CôteNord de Magalie Lapointe et de Jani Bellefleur-Kaltush est disponible sur Vrai.

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