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Le dentiste irano-canadien devenu « révolution­naire » malgré lui

- Yasmine Mehdi

Avoir sa propre clinique était le rêve d’Hamed Es‐ maeilion et de sa femme, Parisa Eghbalian, dont les diplômes sont encore ac‐ crochés au mur. Mais leur rêve s’est effondré le 8 jan‐ vier 2020 lorsque le vol PS752 a été abattu, avec à son bord la femme et la fille d’Hamed.

Rencontré dans sa clinique un après-midi de novembre, à Aurora, le dentiste est méticu‐ leux et attentif. Sa blouse et ses lunettes lui donnent un air sévère, mais on l’entend plaisanter avec ses patients.

À première vue, Hamed est un dentiste comme les autres. Sous sa blouse, on de‐ vine une épingle qui offre un subtil indice de son militan‐ tisme. Mais c’est en montant au deuxième étage de la cli‐ nique qu’Hamed enfile vérita‐ blement sa casquette d’acti‐ viste.

Je n’ai jamais eu le temps de faire mon deuil.

Hamed Esmaeilion, acti‐ viste et porte-parole de l'Asso‐ ciation des familles des vic‐ times du vol PS752

Dans cette grande pièce, des dizaines de boîtes de pa‐ perasse s’entassent, aux côtés d’affiches, de photos et de do‐ cuments. Dans un sac en plas‐ tique, un ordinateur qui ap‐ partenait à une des victimes de l’écrasement d’avion.

C’était la salle de jeu de ma fille Reera. Avant, il y avait des tapis de jeux et des poupées, lâche-t-il. C’est maintenant le quartier général d’Hamed, qui cherche à obtenir justice pour sa famille depuis presque trois ans.

Le vol PS752 s’est écrasé peu de temps après son dé‐ collage de Téhéran, abattu par un missile lancé par les Gar‐ diens de la révolution isla‐ mique. Bilan : 176 personnes ont été tuées, dont 55 ci‐ toyens canadiens.

Le régime iranien a affirmé qu’il s’agissait d’un accident, mais Hamed et l'Associatio­n des familles des victimes y ont vu un crime de guerre et de‐ mandent toujours à ce que les responsabl­es soient tra‐ duits devant les tribunaux.

Du vol PS752 à Mahsa Amini

Selon Hamed, sa lutte est

indissocia­ble de celle de Mah‐ sa Amini, la jeune Iranienne morte après avoir été arrêtée par la police des moeurs en septembre dernier.

Sa mort a propulsé l’Iran dans une vague de manifesta‐ tions qui ne s'essoufflen­t pas en dépit de la riposte san‐ glante du régime.

Quand ils ont tué Mahsa Amini, toute cette douleur nous est revenue, dit-il. Je ne sais toujours pas ce qui est ar‐ rivé à ma femme et à ma fille, et je vois que la même chose est en train d’arriver à la fa‐ mille de Mahsa Amini.

Devant le mouvement de protestati­on dans son pays d’origine, Hamed n'a pas pu rester les bras croisés. Avec l'Associatio­n des familles des victimes du vol PS752, il s'est mis à organiser des manifes‐ tations de soutien aux oppo‐ sants iraniens dans cinq villes canadienne­s. Rapidement, son appel à protester est de‐ venu viral.

En 72 heures, il y avait des marches prévues dans plus de 150 villes, se souvient-il. Sur Telegram, Hamed a com‐ muniqué avec des activistes antirégime partout sur la pla‐ nète et les a aidés à organiser des manifestat­ions.

Le 23 octobre, il s'est ren‐ du à Berlin pour une manifes‐ tation monstre rassemblan­t quelque 80 000 personnes. Devant la foule, le dentiste a pris la parole et prononcé un plaidoyer pour un change‐ ment de régime en Iran.

Je suis une personne com‐ plètement différente que celle que j’étais [il y a trois ans]. Je suis devenu un révolution‐ naire.

Hamed Esmaeilion, acti‐ viste et porte-parole de l'Asso‐ ciation des familles des vic‐ times du vol PS752

Unir une opposition divi‐ sée

Hamed Esmaeilion est ra‐ pidement devenu une figure de proue de l'opposition ira‐ nienne et compte des cen‐ taines de milliers d’abonnés sur les réseaux sociaux. Le dentiste, qui se décrit comme une personne ordinaire, ad‐ met qu'une certaine pression accompagne cette notoriété grandissan­te.

Il y a la pression de la com‐ munauté et celle que je me mets à moi-même, confie-t-il.

Babak Payami connaît Ha‐ med mieux que quiconque. Pendant environ deux ans, le cinéaste d’origine iranienne a cohabité avec le dentiste pour documenter son processus de deuil. Son film, 752 Is Not a Number, a notamment été présenté au Festival interna‐ tional du film de Toronto.

Dès le début, j’ai compris [qu’Hamed] était spécial, se souvient le documentar­iste, lui-même natif de Téhéran.

M. Payami rappelle que l’opposition iranienne a long‐ temps été divisée par des di‐ vergences politiques, idéolo‐ giques ou religieuse­s. Hamed a toutefois su fédérer ces dif‐ férentes factions.

Il n’a pas d’ambition poli‐ tique [...] le peuple iranien le voit comme quelqu’un qui n’a rien à perdre et rien à gagner et qui cherche seulement la justice, constate le cinéaste.

J’ai promis à ma femme et à ma fille que je trouverai la vérité et jamais je n’abandon‐ nerai cette promesse.

Hamed Esmaeilion, acti‐ viste et porte-parole de l'Asso‐ ciation des victimes du vol PS752

La lutte d’Hamed ne se fait pas sans risques. L’activiste re‐ çoit souvent des menaces en ligne et avoue s’inquiéter pour sa sécurité au Canada.

On sait qu’il y a beaucoup d’agents iraniens au Canada. C'est alarmant et c’est la rai‐ son pour laquelle les victimes et les activistes ne se sentent pas en sécurité, dénonce-t-il.

Hamed Esmaeilion promet toutefois de continuer son combat, avec l’espoir qu’un Iran libre et démocratiq­ue ac‐ cepterait de traduire en jus‐ tice les responsabl­es de l’écra‐ sement du vol PS752.

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