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À Harlem, le français fait le poids

- Lila Dussault

NEW YORK - « Quand j’habi‐ tais en Pennsylvan­ie, j’avais oublié mon fran‐ çais », se souvient Sulei‐ mane Niasse, gérant de la pâtisserie Des Ambassades située à l’angle de la 119e Rue et du boulevard Frede‐ rick Douglass, à New York.

L’homme d’origine sénéga‐ laise a immigré aux États-Unis il y a plus de 20 ans. En 2007, son choix de s’installer dans Harlem lui a permis, à sa grande surprise, de renouer avec le français, sa langue ma‐ ternelle avec le wolof.

Quand je suis arrivé ici, le français m’est revenu. Mainte‐ nant, je vis en trois langues.

Suleimane Niasse, gérant de la pâtisserie Des Ambas‐ sades

Les rues de Central Harlem bouillonne­nt de vie en cette fin d’automne. La musique d’un saxophonis­te se mêle au brouhaha des automobile­s. Un soleil discret filtre à travers les nuages pour éclairer les fa‐ çades classiques des édifices de part et d’autre des rues. Des vendeurs offrent mangues, citrons et caca‐ huètes dans des étals sur les trottoirs.

Nous sommes en plein Pe‐ tit Sénégal, une section de Harlem où les nouveaux ve‐ nus d’Afrique de l’Ouest ont commencé à s’installer dès la fin des années 1970.

Il n’est pas rare, ici, de pou‐ voir se faire servir en français.

La plupart des Africains de New York sont ici, de la 116e à la 145e, explique Moussa Ra‐ chid-Sylla, nouveau copro‐ priétaire du petit restaurant La Savane. Les seize colonies [françaises d’Afrique] sont ici : les Ivoiriens, les Maliens, les Sénégalais, les Togolais, énu‐ mère ce Guinéen d’origine, dans un français impeccable.

Depuis ses origines, les vagues de migrations ont fa‐ çonné Harlem, en faisant no‐ tamment l'épicentre de la culture afro-américaine aux États-Unis. Ici, les cultures afri‐ caines sont à l’honneur. Au sein de celles-ci, mine de rien, la francophon­ie est omnipré‐ sente.

Une école en français, et gratuite

Le français est largement répandu à New York, selon un recensemen­t du média éco‐ nomique Insider. Après l’an‐ glais et l’espagnol, il s’agit de la langue parlée à la maison la plus importante dans quatre des douze districts de Man‐ hattan, dont Central Harlem. C’est aussi le cas dans d’autres plus huppés tels que Gramer‐ cy Park, Upper East Side et Upper West Side.

Un nouveau quartier ap‐ pelé Petit Paris a aussi vu le jour en 2022 à la limite de No‐ LiTa (North of Little Italy) et de Soho.

À Harlem, préserver et transmettr­e le français est la priorité de bon nombre de fa‐ milles.

Pour la plupart des en‐ fants nés ici, c’est important de parler français. Les parents imposent cette langue parce qu’ils veulent que leurs en‐ fants la comprennen­t quand ils retournent au pays.

Moussa Rachid-Sylla, co‐ propriétai­re du restaurant La Savane

Pour parvenir à cette fin, des résidents de Harlem se sont mobilisés il y a une di‐ zaine d’années autour d’un projet : mettre sur pied une école bilingue publique où les enfants suivraient le cursus scolaire américain, mais en français.

L’idée était de servir la communauté francophon­e de Harlem, dont la majorité vient d’Afrique de l’Ouest. Cette communauté ne pouvait s’of‐ frir le luxe d’une école bi‐ lingue, souvent privée.

Mamadou Ba, coordina‐ teur de la New York French American Charter School, qui y travaille depuis son ouver‐ ture en 2010

Un modèle a vu le jour, donc, différent des écoles françaises exportées à travers le monde et qui peuvent être inaccessib­les aux franco‐ phones moins fortunés.

Non seulement le projet fonctionné, mais il a aussi grandi. L’école a inauguré cet automne l’ajout de classes au niveau secondaire, dans de nouveaux locaux loués près de l’emblématiq­ue salle de spectacle Apollo, sur la 125e.

Au total, plus de 300 élèves y sont inscrits depuis la ren‐ trée scolaire. Ils viennent par‐ fois d’aussi loin que du Bronx ou de Brooklyn, où d’impor‐ tantes communauté­s franco‐ phones sont aussi installées. Sans compter les enfants non francophon­es, notamment la‐ tinos ou afro-américains, qui veulent bénéficier de ce pro‐ gramme bilingue inclusif.

L’école est vraiment carac‐ térisée par la diversité des professeur­s et des élèves qui viennent de partout, souligne M. Ba.

Une langue d’opportuni‐ tés

L’usage du français ouvre aussi de nouvelles portes à certains commerçant­s, comme Mariame Conde, pro‐ priétaire de la boutique de vê‐ tements sur mesure Femme Progressiv­e. Elle a notam‐ ment été approchée pour présenter ses créations au rendez-vous cinématogr­a‐ phique Francophon­e Short Films in Harlem, qui se tient annuelleme­nt depuis 2012.

Pour elle, Guinéenne d’ori‐ gine, le quartier est le lieu de sa reconnexio­n à la langue française. En effet, elle a passé son enfance dans la banlieue de Yonkers, parlant l’anglais, le peul et le malinké, ses langues maternelle­s. C’est seulement quand je suis arrivée à l’uni‐ versité que je me suis rendu compte que les gens ici par‐ laient français, se souvientel­le.

Elle considère que la langue de Molière participe à l’esprit communauta­ire de son quartier d’adoption.

Ça fait plaisir de la parler. Et à Harlem, ça aide à connec‐ ter les gens, parce que pou‐ voir parler français à un Séné‐ galais, même si je ne parle pas le wolof, ça aide à se rappro‐ cher, quoi!

Mariame Conde, proprié‐ taire du magasin de vête‐ ments sur mesure Femme progressiv­e

Sans compter les petits plaisirs de la vie, comme les croissants au déjeuner, ajoute-t-elle. Et les plats afri‐ cains le soir.

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Reportage réalisé dans le cadre d'un stage au bureau de Radio-Canada à Washing‐ ton, grâce à une bourse de la Fondation de l'Université du Québec à Montréal (UQAM).

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