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Commission Rouleau : « Les choses nous échappaien­t », affirme Justin Trudeau

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Le premier ministre Justin Trudeau, qui a témoigné vendredi devant la Com‐ mission sur l'état d'ur‐ gence, craignait que des violences n'éclatent pen‐ dant la crise du « convoi de la liberté », en février 2022. Et selon lui, la Loi sur les mesures d’urgence était l’outil qui allait permettre au gouverneme­nt d'éviter que la situation ne s'ag‐ grave davantage.

Il y avait la militarisa­tion de certains véhicules, [...] des enfants ont été utilisés comme boucliers humains, notamment sur le pont Am‐ bassador, [...] il y avait des armes à Coutts, [...] il y avait une violence motivée par une idéologie, des risques de dé‐ clenchemen­t de loups soli‐ taires. On a vu des grandsmère­s entourées par des ca‐ mions dans des rues résiden‐ tielles, a énuméré le premier ministre, pour illustrer les me‐ naces de violence grave en fé‐ vrier 2022.

Non seulement les choses n'allaient pas mieux, mais al‐ laient plus mal. [...] On voyait les choses s'aggraver, les choses nous échappaien­t.

Justin Trudeau, premier mi‐ nistre du Canada

Et selon le premier mi‐ nistre, ni les services policiers ni les provinces n'avaient de plan à la hauteur de la situa‐ tion. Il ne suffisait pas d’avoir un plan pour dégager telle ou telle ligne de trafic. Il fallait un plan pour éviter une résur‐ gence ou une apparition de protestati­on ailleurs. [...] La si‐ tuation allait échapper aux forces de police.

Le gouverneme­nt Trudeau a invoqué la Loi sur les me‐ sures d’urgence le 14 février 2022 pour mettre fin à un ras‐ semblement réunissant des camionneur­s et d’autres ma‐ nifestants opposés aux me‐ sures sanitaires liées à la CO‐ VID-19, qui ont paralysé le centre-ville d’Ottawa du sa‐ medi 29 janvier au dimanche 20 février.

Cette loi – adoptée en 1988 pour succéder à la Loi sur les mesures de guerre – prévoit notamment qu’une enquête publique doit a pos‐ teriori se pencher sur les cir‐ constances ayant mené les autorités à prendre une telle décision.

Consensus au sein du Cabinet

Sans hésitation, Justin Tru‐ deau a admis que dès le dé‐ but du convoi de la liberté, il a songé à la possibilit­é d’invo‐ quer la Loi sur les mesures d’urgence. Ce n’était pas pris très, très au sérieux, c’était une réflexion.

Mais c’est le 10 février que les discussion­s utiles autour de tout cela ont commencé.

Dans une rencontre avec le Groupe d’interventi­on en cas d’incident (GII), le premier ministre dit avoir demandé aux différents intervenan­ts, dont des fonctionna­ires et des ministres, de lui sou‐ mettre lors de la rencontre suivante quels outils addition‐ nels que nous n’avons pas dé‐ jà il faudrait invoquer par la Loi sur les mesures d’urgence. Qu’est-ce qu’on ferait avec la Loi sur les mesures d’ur‐ gence?

La rencontre suivante a eu lieu le dimanche 13 février, vers 16 h. Six mesures ont alors été proposées pour mettre un terme aux bar‐ rages, mais aussi pour empê‐ cher les manifestan­ts de reve‐ nir ou de recommence­r ailleurs.

C’est quoi nos options pour amener ces mesures à la réalité? À ce moment-là, ça commençait à être pas mal clair que la situation était ur‐ gente, que ça pourrait empi‐ rer et dégringole­r, qu’il y avait une urgence d’agir et que l’ou‐ til qu’on avait pour amener ra‐ pidement ces outils spéci‐ fiques était la Loi sur les me‐ sures d’urgence.

Justin Trudeau, premier mi‐ nistre du Canada

Justin Trudeau a assuré qu’un consensus a d’abord été établi au sein de ce GII, puis ensuite plus tard en soi‐ rée lors d’une réunion du Ca‐ binet. Mais il affirme que sa décision n’était pas pour au‐ tant prise dès le 13 février.

Le lendemain, le 14 février, il a rencontré les premiers mi‐ nistres des provinces, qui étaient selon lui dépassées. Il a ensuite reçu une note du chef de la fonction publique du Canada lui demandant l’in‐ vocation de la Loi sur les me‐ sures d’urgence. C’est là que j’ai pris la décision.

Je suis complèteme­nt se‐ rein et confiant que j’ai fait le bon choix, a-t-il déclaré.

Une question prétation d'inter‐

Depuis le début des au‐ diences publiques de la com‐ mission – qui en sont à leur dernier jour –, les ministres et hauts fonctionna­ires interro‐ gés ont tous soutenu que le Cabinet était en droit d'invo‐ quer les mesures d'urgence, et ce, même si le Service cana‐ dien du renseignem­ent de sé‐ curité (SCRS) avait déterminé que ni l'occupation d'Ottawa ni les blocages frontalier­s ne représenta­ient une menace à la sécurité nationale.

La Loi sur les mesures d'urgence est pourtant claire et stipule qu'une menace à la sécurité nationale s’entend au sens de l’article 2 de la Loi sur le SRCS. Et une telle menace à la sécurité nationale doit être identifiée pour justifier l'invo‐ cation des mesures d'ur‐ gence, une loi d'exception et de dernier recours.

Justin Trudeau a argué que les contextes et le but du SCRS et du gouverneme­nt fé‐ déral sont différents et que le contexte dans lequel nous étudions cette définition est très différent du cadre très étroit du SCRS.

Les mots dans les deux cas sont les mêmes, mais la ques‐ tion est de savoir qui inter‐ prète ces mots et quel est le but de l’exercice. Le but en l'occurrence était de s'assurer qu'on ait des mesures tempo‐ raires exceptionn­elles qui al‐ laient mettre fin à cette ur‐ gence nationale.

Il fallait établir si oui ou non la situation au pays constituai­t une menace à la sécurité du pays. Nous avons regardé [l’article 2C] en parti‐ culier [de la Loi sur le Service canadien du renseignem­ent de sécurité].

La responsabi­lité d’un pre‐ mier ministre est de prendre des décisions difficiles et d’as‐ surer la sécurité des gens. À ce moment-là, l’avis du Cabinet et mon propre avis étaient qu’on devait assurer la sécuri‐ té des gens.

Loi sur le Service cana‐ dien du renseignem­ent de sécurité

Article 2. Constituen­t des menaces envers la sécurité du Canada les activités sui‐ vantes :

[...] c) les activités qui touchent le Canada ou s’y dé‐ roulent et visent à favoriser l’usage de la violence grave ou de menaces de violence contre des personnes ou des biens dans le but d’atteindre un objectif politique, religieux ou idéologiqu­e au Canada ou dans un État étranger;

[...]

Un précédent

Le premier ministre est le dernier témoin de la phase factuelle des audiences pu‐ bliques de la Commission, qui se sont étalées sur un peu plus de six semaines.

Avant lui, sept ministres li‐ béraux ont témoigné devant le juge Paul Rouleau, qui tente de savoir comment le gouver‐ nement interpréta­it la défini‐ tion d’une menace à la sécuri‐ té nationale, nécessaire à l’in‐ vocation de la Loi sur les me‐ sures d’urgence.

Jeudi, la ministre des Fi‐ nances et vice-première mi‐ nistre du Canada, Chrystia Freeland – qui craignait que le convoi de la liberté ne cause des torts irréparabl­es à l’éco‐ nomie canadienne – a laissé entendre qu'une menace à la sécurité économique était une menace à la sécurité de tout le pays.

Elle a toutefois refusé de dévoiler si le recours aux me‐ sures d'urgence a été basé sur cette notion de menace à l'économie canadienne. Le se‐ cret profession­nel de l'avocat empêche les témoins de révé‐ ler les avis juridiques qui ont motivé la décision du Cabinet.

Or, il s'agit d'un élément crucial.

Le gouverneme­nt de Justin Trudeau a eu recours à la Loi sur les mesures d'urgence pour la première fois depuis qu'elle a été adoptée, en 1988. Et le raisonneme­nt juridique sur lequel il se base pour justi‐ fier l'invocation des mesures d'urgence risque de créer un précédent dans l'utilisatio­n de cette loi de dernier recours.

En 43 jours, le juge Paul Rouleau a entendu 75 té‐ moins et vu défiler plus de 7000 documents déposés en preuve. J'ai maintenant ce dont j'ai besoin pour ré‐ pondre à la question de cette Commission : pourquoi le gouverneme­nt fédéral a-t-il déclaré les mesures d'ur‐ gence, comment a-t-il usé de ces pouvoirs et son action était-elle justifiée?

Le juge Rouleau a reconnu que ces questions sèment la division – comme l'ont mon‐ tré les audiences et les plai‐ doiries finales –, mais il a dit espérer déposer un rapport assez détaillé pour que tous s'y rallient sur la base des faits, même s'ils n'en par‐ tagent pas nécessaire­ment les conclusion­s.

Le rapport du juge Rou‐ leau est attendu en fé‐ vrier 2023.

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