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Le Vendredi fou de Stromae

- Philippe Rezzonico

Quatorze mille personnes ont décidé de ne pas aller dans les magasins hier soir en cette journée du Ven‐ dredi fou, mais plutôt de se rendre au Centre Bell pour renouer avec Stromae. Et ils en ont eu pour leur ar‐ gent.

On dit renouer, car cela fai‐ sait belle lurette que le Belge né Paul Van Haver n’était pas venu sur nos terres. Le succès commercial monstre de Ra‐ cine carrée (2013) et l’im‐ mense tournée mondiale re‐ liée à cet album ont été suivis d’un burnout et d’un traite‐ ment anti-paludisme qui a mal tourné avant un retour à la vie normale, hors des pro‐ jecteurs, et à la naissance d’un enfant. Les chansons de Mul‐ titude, paru cette année, sont fortement inspirées de cette période hors des planches.

Allions-nous retrouver le même Stromae éclatant qui était venu chanter un trio de chansons sur la place des Fes‐ tivals en 2013 pour la promo‐ tion de Racine carrée avant de faire exploser le Centre Bell l’année suivante dans ce qui fut le meilleur concert, toutes catégories confondues, de 2014? Et peut-être aussi de 2015, lors de son dernier passage…

La réponse est venue à 21 h pile, quand un Stromae en animation et avec des ro‐ bots automatisé­s a précédé sa véritable entrée en scène avec quatre musiciens/cho‐ ristes. Écran arrière géant pouvant se scinder en une di‐ zaine d’écrans sectionnel­s ro‐ botisés, plateforme­s et tré‐ pieds futuristes pour les musi‐ ciens qui n’étaient pas sans évoquer Kraftwerk, murs d’éclairage de chaque bord de la large scène : en un instant nous avions compris que Stromae s’était donné les moyens de ses ambitions.

Comme d’habitude, pouvonsnou­s ajouter.

Sans surprise, dans le contexte des dernières an‐ nées, c’est avec Invaincu et sa tirade Tant que j’suis en vie, j’suis invaincu qu’il a amorcé le concert. Moment symbolique, s’il en était un.

Montréal, bonsoir! Ça fait du bien d’être de retour. Pour quatre Centres Bell, en plus, at-il lancé après Fils de joie. On va chanter des nouveaux morceaux. Et on va chanter des vieux morceaux, comme la prochaine.

Tous les mêmes, l’une des bombes de Racine carrée, a haussé d’un cran le mercure, notamment lorsque les ama‐ teurs ont complété les phrases de la chanson dès que Stromae pointait son mi‐ cro vers le parterre.

On était au Madison Square Garden et ils ne fai‐ saient pas autant de bruit que vous, a commenté le chan‐ teur.

La finale de La Solassitud­e a aussi bénéficié du concours de la foule qui a interprété quatre fois plutôt qu’une la fi‐ nale de la chanson devant un artiste comblé.

Entre l’appui visuel des ani‐ mations et celui des specta‐ teurs, le Belge a joué à sautemouto­n avec ses nouvelles compositio­ns et ses désor‐ mais classiques à un ratio de deux pour un pour les titres de Multitude, dont 11 des 12 chansons ont été interpré‐ tées. Au plan musical, l’instru‐ mentation (batterie, basse, guitare, claviers) était nette‐ ment plus électroniq­ue qu’or‐ ganique, et parfois même acoustique, dans des enve‐ loppes sonores auxquelles s’inséraient fréquemmen­t des effluves africains ou asia‐ tiques.

De l’écran à la scène

Le corollaire ou l’opposi‐ tion entre les animations et ce qui se passait sur scène était à point. Durant Mon amour, quand l’amoureux éconduit qu’est Stromae chante la pomme à sa chérie qu’il tente de reconquéri­r, sur l’écran, l’amoureuse en question flanque une baffe à son alter ego animé. Bien pensé.

Durant le doublé formé de Mauvaise journée et Bonne journée, c’est l’inverse. Le Stromae animé se re‐ trouve, lui aussi, lié à son fau‐ teuil. Sauf que cette fois, le plaisir des yeux est sur scène. Durant l’enchaîneme­nt des deux titres, Stromae fait corps avec un gros fauteuil qui se déplace tout seul en étant as‐ sis, avachi, affalé, accoudé ou debout sur ce dernier. Brillant. Un des moments forts de la soirée.

Si Quand c’est (cancer) a été aussi dense que naguère, sa production scénique avec les écrans en mouvement a été trop chargée et a eu beau‐ coup moins d’impact qu’en 2014 quand le fluide noir avait lentement submer‐ gé un écran tout blanc au dé‐ part. Parfois, l’effet scénique le plus simple est le meilleur.

En revanche, la mise en bouche pour Papaoutai était exceptionn­elle. Un chien ro‐ botisé est venu apporter à Stromae son veston avant que le Centre Bell ne se trans‐ forme en discothèqu­e. Il y avait quelque chose de fasci‐ nant à voir 14 000 êtres hu‐ mains transis de bonheur à

battre la mesure et à interpré‐ ter à s’en péter les cordes vo‐ cales une chanson parlant de l’absence du père... On a senti une décharge de 100 000 volts balayer le parterre.

Émotion et nuances

Avec son pas leste, ses gestes larges, Stromae marche, trottine, danse et sautille allègremen­t, quoique, moins que naguère. Ce n’est certes pas l’âge (37 ans) plutôt que le contenu du concert qui explique cela. L’artiste a évo‐ lué et un bon nombre des chansons de Multitude sont des quêtes ou des interroga‐ tions du quotidien qui n’ont pas besoin d’un bombarde‐ ment visuel et sensoriel pour faire mouche.

La magnifique Pas vrai‐ ment – liée aux réseaux so‐ ciaux – nous fait pénétrer dans l’intimité des gens, tels des voyeurs, avec ses fenêtres affichées sur écran, comme dans une version de concert de Fenêtre sur cour, d’Alfred Hitchcock. La déchirante et in‐ tense L’enfer – suicide – du‐ rant laquelle Stromae donne des coups dans le vide, comme pour chasser ses dé‐ mons intérieurs, nous frappe au plexus.

On n’a pas que des sujets déprimants, on a des choses joyeuses, en précisant que C’est que du bonheur était inspirée de la naissance de son fils et se voulait la suite de Papaoutai. Durant la chan‐ son au rythme dansant, on voyait sur l’écran… l’évolution de Stromae. À la queue leu leu, on repérait en animation un Stromae bébé, ado, jeune adulte, aîné et vieillard qui dé‐ ambulaient comme les Beatles sur la poche du disque Abbey Road.

Parmi les autres idées ins‐ pirantes, il y a aussi eu l’intro‐ duction à la chanson Santé, ou notre Stromae animé nous explique les pas de danse chorégraph­iés et la gestuelle à suivre, tel un agent de bord décline les consignes de sécu‐ rité dans un avion.

L’offrande, fort joyeuse, a été quelque peu torpillée par les salutation­s d’usage aux équipes techniques (plus d’une vingtaine de personnes) où l’on a même appris le nom du responsabl­e de la sécuri‐ té…

Rien de tel pour nuire au plaisir à la puissance dix de ré‐ entendre au rappel une ver‐ sion d’Alors on danse où tout ce qui était possible de bou‐ ger bougeait, sur scène, au parterre et jusqu’à la plus haute rangée au dernier bal‐ con du Centre Bell.

Pour conclure, Stromae et ses musiciens vêtus de ma‐ nière similaire sont venus re‐ faire Mon amour, mais cette fois, en version a cappella, digne d’un groupe doo wop des années 1950. Merci avait bénéficié du même traite‐ ment lors de la précédente tournée. Impeccable conclu‐ sion.

Entre l’émotion et l’énergie, entre les interrogat­ions exis‐ tentielles et la vraie fête, Stro‐ mae nous aura finalement présenté sa version du Ven‐ dredi fou. Et comme la célé‐ bration du commerce de dé‐ tail, elle se poursuivra durant plusieurs jours dans la pro‐ chaine quinzaine en raison des supplément­aires annon‐ cées. Il sera au Centre Bell les 26 et 27 novembre, puis le 14 décembre après une escale à au Centre Vidéotron de Québec le 11 décembre.

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