Radio-Canada Info

Libre, mais dans le noir et sous les bombes : un Canadien à Kherson

- Tamara Alteresco

Le Canadien Steeve Néron a survécu à l’occupation russe dans la région de Kherson. Il raconte les len‐ demains pénibles et l’ave‐ nir incertain en territoire libéré.

La nuit a été tranquille, mais depuis ce matin c’est l'enfer, les Russes bom‐ bardent sans arrêt.

Un jeudi frisquet sans électricit­é

L’image vient de se figer, mais j’entends encore la voix de Steeve qui tente de me ra‐ conter et de me montrer, sur le petit écran de son télé‐ phone, ce à quoi ressemble la vie de Kherson en ce jeudi fris‐ quet, sans électricit­é.

Ça fait plus d’une heure qu’il cherche un endroit au centre-ville où la bande pas‐ sante est potable. Attends, il y a une pizzéria ouverte qui promet du wi-fi dans quelques minutes, m’écrit-il, mais c’est partie remise, puisque le propriétai­re n’ar‐ rive pas à l'installer.

Téléphone à la main, au volant de sa voiture, il s'arrête sur un coin de rue où la com‐ munication passe, pour les appels vocaux, mais nous sommes constammen­t inter‐ rompus quand la ligne tombe à nouveau.

Je ne peux pas vraiment gaspiller d'essence, alors vaut mieux réessayer demain, ditil.

Mais Steeve est aussi pa‐ tient qu’il est déterminé. On finit par avoir la ligne et discu‐ ter 10 minutes en paix de cette guerre qui continue du matin au soir en territoire li‐ béré.

Les rues sont désertes, mais il y a beaucoup de sol‐ dats ukrainiens qui pa‐ trouillent. C’est seulement à la grande place centrale qu'on voit beaucoup de civils; tout le monde y va pour recharger son téléphone, la ville a instal‐ lé une tente avec des char‐ geurs.

Steeve Néron

C’est de là qu'il a réussi à nous envoyer quelques vi‐ déos et photos pour appuyer son témoignage.

Steeve Néron est un Cana‐ dien qui habite depuis des an‐ nées en banlieue de Kherson avec sa femme, une Ukrai‐ nienne.

Il aura passé les neuf der‐ niers mois presque toujours confiné à sa résidence, de peur d'être arrêté par l'armée russe ou le FSB, l'héritier du KGB.

Comme étrangers, c’est ris‐ qué. Les Russes nous soup‐ çonnent et peuvent très bien nous kidnapper. C’est arrivé à des connaissan­ces au début de l’invasion, nous disait-il en entrevue au mois d'avril.

À l'époque, nous ne pou‐ vions ni l'identifier ni montrer son visage pour le protéger des représaill­es.

Un responsabl­e de la prési‐ dence ukrainienn­e a déclaré samedi que l'électricit­é est en partie rétablie à Kherson, après deux semaines dans le noir. « D'abord nous fournis‐ sons de l'électricit­é aux infra‐ structures essentiell­es de la ville et immédiatem­ent après aux particulie­rs », a écrit Kirilo Timochenko, directeur adjoint de cabinet du président Volo‐ dimir Zelensky, sur la messa‐ gerie Telegram, selon Reuters.

Un asile sous le tapis

C'est dans son sous-sol qu’il se cachait chaque fois que les agents du FSB frap‐ paient à la porte pour les contrôles de routine.

Sa femme, qui travaille dans le secteur de la santé, faisait semblant de vivre seule.

J’ai un sous-sol, mais la descente qui y mène est ca‐ chée par un tapis et une plante. C'est là que nous avons aussi mis tout ce qu’on a de valeur, et même la bouffe pour pas que les Russes ne nous la dérobent.

Cela fait neuf mois que nous communiquo­ns réguliè‐ rement avec lui et qu’il nous raconte les hauts et les bas de la vie en territoire occupé.

Les saisons passaient. Steeve donnait toujours de ses nouvelles.

Il y a eu le printemps, du‐ rant les premiers mois de l’oc‐ cupation. La conversion de la monnaie au rouble, le contrôle des maisons, la dis‐ parition des voisins, les ru‐ meurs d'exécutions.

Puis l'été est arrivé, avec l’angoisse d’une guerre qui s’enlise alors que la ligne de front ne bougeait plus.

L'automne a ramené l’es‐ poir, avec la contre-offensive qui a finalement mené au re‐ trait de l'armée russe le 12 no‐ vembre.

Pas facile. Oui, libre, mais pas simple. Pas de connexion. L'armée démine dans mon quartier depuis quatre jours, écrivait Steeve le 18 no‐ vembre.

Puis, cette semaine, on a pu parler plus longtemps.

La trame sonore des tirs et des explosions

Steeve est enfin libre, mais il dit que le quotidien est éprouvant. Les habitants de Kherson et ses banlieues paient désormais le prix de la défaite russe à coup de bom‐ bardements.

Il y a eu l'euphorie des trois premières journées. Les gens étaient dans la rue, tout le monde souriait. Les acco‐ lades, les gens s'embrassaie­nt, ha! Les gens étaient tellement contents que les Russes soient partis. Mais doréna‐ vant, c'est totalement changé.

On peut entendre derrière lui le bruit des tirs et des ex‐ plosions.

Il ne sursaute même plus. C’est la trame sonore du ma‐ tin au soir.

C’est un duel d'artillerie entre l'armée russe, qui est de l’autre côté du Dniepr, et l'ar‐ mée ukrainienn­e de notre cô‐ té. Il n'y a pas de zone tam‐ pon, c’est extrêmemen­t dan‐ gereux.

La ville est sans eau et sans électricit­é. Toutes les in‐ frastructu­res essentiell­es ont été ciblées.

Il n’y a que le gaz qui est disponible pour le moment, explique Steeve. Alors on chauffe un peu avec la four‐ naise. Si on perd le gaz, on est foutus.

Une piscine pour ravi‐ tailler les voisins

Steeve se sait parmi les plus privilégié­s, puisqu'il ha‐ bite une des maisons les plus cossues de son quartier. Il a aussi le luxe d’avoir une pis‐ cine dans son jardin qui sert désormais de bassin pour ra‐ vitailler les voisins en eau.

Depuis ce matin, une di‐ zaine de voisins sont venus pour chercher de l’eau avec des seaux, au moins pour vi‐ danger la toilette et laver du linge.

Mais les jours sont comp‐ tés avant le gel et le grand froid qui arrivent. Steeve ne voit pas comment la popula‐ tion pourra passer au travers.

C'est impossible pour les gens de survivre dans ces conditions-là, ça va ressem‐ bler à Donetsk.

Il dit que, cette semaine, un obus est tombé sur la mai‐ son au bout de sa rue; la grand-mère qui y vivait est morte sur le coup.

Des centaines, sinon des milliers de résidents ont pris la décision d'évacuer, comme le recommande le gouverne‐ ment. L'essence est à nou‐ veau disponible, mais les gens font la file pendant des heures pour faire le plein avant de prendre la route vers des territoire­s plus sûrs.

Steeve, lui, n'a pas encore fait ses bagages.

Pourquoi?

Parce que je dois convaincre ma femme et mes beaux-parents que nous ne sommes pas invincible­s, que ça peut nous tomber dessus n’importe quand, que ça n’ar‐ rive pas seulement à la mai‐ son des voisins.

Sa femme, qui travaille dans le domaine de la santé, hésite à partir. Entre autres parce qu’il manque cruelle‐

ment de médicament­s et de médecins à Kherson.

Steeve raconte que, ce ma‐ tin, le voisin est venu les voir parce que sa femme a fait un infarctus. Mais on a dû lui dire qu’on ne peut pas l'aider. Ma femme avait une équipe de huit, mais cinq personnes sont parties, elles ne sont plus que trois, et je pense qu'avec les bombardeme­nts qui conti‐ nuent, elles vont se rendre à l’évidence qu'on ne peut pas rester, dit Steeve.

Les victoires du quoti‐ dien

Je parlais avec un général de l'armée ukrainienn­e et il m’a dit que mon quartier a très peu de chances de ne pas être détruit complèteme­nt; donc, ça se confirme, l’avenir est très incertain. C’est très triste, mais c’est la réalité.

En attendant de convaincre ses proches, mal‐ gré la peur, la noirceur et les bombes, Steeve réussit à se réjouir des petites victoires du quotidien.

J’ai finalement pu utiliser ma carte bancaire au‐ jourd’hui, ma banque l’avait bloquée quand Kherson était territoire russe. Je me suis payé une pizza aussi à la sta‐ tion d’essence, ça faisait long‐ temps.

Mais les perspectiv­es sont sombres; il se donne encore quelques jours, 10 au maxi‐ mum, pour convaincre ses proches d'évacuer Kherson.

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