SOS des hôpitaux pour des dizaines de psychiatres
Lors de notre passage aux unités fermées du départe‐ ment de psychiatrie de la Cité-de-la-Santé de Laval, le psychiatre Fouad Saher nous prévient : « Conservez toujours une distance sé‐ curitaire avec les pa‐ tients ».
On ne sait jamais ce qui peut survenir.
Quelques minutes plus tard, deux intervenants passent en trombe devant nous, à la poursuite d'un jeune adulte qui court à toutes jambes en criant à tuetête.
C’est un patient qui vient d’avoir 18 ans, explique le Dr Saher. Il a arrêté sa médica‐ tion et il est redevenu dans un état de rechute psycho‐ tique avec un délire gran‐ diose.
Quelques séances de contention n’ont pas suffi à le stabiliser.
Je viens de demander une prolongation de la garde hier, parce que c’est impossible de lui donner congé dans l’état où il est, explique le chef du département de psychiatrie au CISSS de Laval.
À l’autre extrémité du cor‐ ridor, une préposée aux béné‐ ficiaires tente de calmer un patient enfermé dans une salle d’isolement en lui parlant à travers le hublot. Là aussi, des cris se font entendre.
Dès qu’on se calme, on va pouvoir sortir. On fait des res‐ pirations, lui dit-elle.
À deux reprises durant notre visite, un agent viendra nous suggérer d’emprunter un autre corridor en raison d’une intervention en cours.
Cette journée n'a rien d'ex‐ ceptionnel pour cette équipe de la Cité-de-la-Santé qui ne dirait pas non à un coup de main additionnel.
Besoin de 50 lits supplé‐ mentaires
Plusieurs patients que le Dr Saher a rencontrés ce ma‐ tin-là attendent la tenue d'une audience devant les tri‐ bunaux.
L’un d’eux n’a pas le souve‐ nir exact d’un événement malheureux en lien avec une arme à feu. Il prend sa médi‐ cation, mais on lui suggère une version injectable qui éli‐ mine le risque d’oublier de la prendre.
Une autre patiente n’offre aucune collaboration et per‐ siste à ne pas vouloir prendre ses médicaments, tandis qu’une troisième ne souhaite pas retourner chez elle et craint d'utiliser les appareils électroniques qui l’angoissent.
Dans cette unité fermée, les 17 lits sont occupés. Une autre unité l’est tout autant.
Ce sont des patients en phase aiguë de leur maladie, explique le psychiatre Fouad Saher, en raison soit d’une re‐
chute, soit d’un premier épi‐ sode psychotique, soit d’une détérioration suite à un arrêt de médication ou des pro‐ blèmes de consommation.
On a plusieurs cas de pa‐ tients DI-TSA* avec spectre de l’autisme, avec des troubles de comportement importants et qu’on est obligé d'encadrer davantage [...] dont quelques patients qui sont ici depuis quelques années même.
Fouad Saher, chef du dé‐ partement de psychiatrie au CISSS de Laval
Au total, l’hôpital dispose de 54 lits pour sa clientèle en santé mentale et de 24 lits au besoin à Montréal au centre Albert-Prévost.
Sans compter sept lits consacrés à l’urgence (unité d'intervention brève), dont la fréquentation a doublé ces dernières années.
La capacité de nos lits ne suffit pas à la population, dé‐ plore le Dr Saher. On devrait avoir au moins 130 à 140 lits ici. Un nombre qui nécessite‐ rait cependant du personnel supplémentaire.
Pas assez de psychiatres dans le réseau public
Selon le chef du départe‐ ment de psychiatrie au CISSS de Laval, s’il avait un autre souhait à partager, ce serait que les postes en psychiatrie soient pourvus.
Je vous avoue que c’est très difficile, les troupes sont épuisées [...] On devrait être 31 psychiatres, mais on roule actuellement à 18, précise Fouad Saher.
Quelques recrutements sont prévus pour l’été 2023, mais ça reste quand même in‐ suffisant par rapport à la de‐ mande, aux services à offrir.
La situation s’explique entre autres par une série de départs précipités à la retraite et divers congés de maladie. Mais à cela, précise le Dr Sa‐ her, s’ajoute ce phénomène un peu nouveau de départs au privé, étant donné la pres‐ sion dans le public.
Sa collègue de l’Association des psychiatres du Québec Hélène Gamache abonde dans le même sens.
On est rendus autour de 250 psychiatres qui font du travail en cabinet, dit-elle. Donc, sur 1300 psychiatres, il en reste à peine 1000 qui tra‐ vaillent dans le milieu hospita‐ lier. Il s'agit d'une baisse de 8 % dans le réseau public de‐ puis 10 ans.
À son avis, la situation de‐ vient particulièrement difficile dans les régions secondaires où la population a augmenté beaucoup plus vite que les services.
Là, il va falloir voir si nos collègues en cabinet peuvent venir un petit peu nous aider dans des régions comme La‐ val et les Laurentides, avance la présidente de l’Association.
Dans les Laurentides, sur 48 postes, on a 29 psychiatres en poste qui pratiquent de fa‐ çon active et qui sont répartis dans quatre centres hospita‐ liers (soit le Centre de services de Rivière-Rouge, l'Hôpital Laurentien, l'Hôpital régional de Saint-Jérôme et l'Hôpital de Saint-Eustache), nous pré‐ cise une porte-parole du CISSS.
D’autres professionnels sont également en pénurie.
On compte en moyenne 16 % de postes à pourvoir au sein des équipes de terrain en santé mentale, notamment le suivi intensif dans le milieu (SIM) et le Programme pre‐ mier épisode psychotique (PPEP), selon une compilation des données obtenues par Radio-Canada par des de‐ mandes d’accès aux docu‐ ments auprès des établisse‐ ments de santé.
Département sous la loupe
Le département de psy‐ chiatrie du CISSS de Laval a fait les manchettes ces der‐ nières années et encore ré‐ cemment, en raison d’un triple meurtre commis au dé‐ but du mois d’août.
L’auteur présumé, Abdulla Shaikh, avait eu différents épi‐ sodes de soins à l'hôpital de‐ puis 2018.
Dans une décision du Tri‐ bunal administratif du Qué‐ bec survenue quelques mois plus tôt, en avril 2022, le CISSS de Laval s’était d'ailleurs vu déléguer le pouvoir de resser‐ rer les privations de liberté de la personne de l'accusé [M. Shaikh] si l'état de santé mentale ou des changements de comportement le justi‐ fiaient.
Une enquête publique de la coroner Géhane Kamel doit faire la lumière sur les circons‐ tances des décès au cours des prochains mois.
Selon Eric Gauthier, direc‐ teur du programme santé mentale et dépendance, CISSS de Laval, du moment où on est sensibilisé à un risque, c’est sûr qu’on va le traiter comme équipe cli‐ nique, en respect des ordon‐ nances légales dans laquelle on a été mis, parce qu’on tra‐ vaille avec le Tribunal adminis‐ tratif du Québec, avec la Com‐ mission d’examen des troubles mentaux.
Mais il reste quand même qu'on travaille avec des hu‐ mains, on travaille avec gens qui nous parlent et qui ne nous disent pas tout. [...] On a des équipes multidiscipli‐ naires qui travaillent avec ces populations-là, on a des gens formés pour travailler à l’inté‐ rieur de cette démarche-là.
Des délais devant les tri‐ bunaux
Une personne qui pré‐ sente un danger pour ellemême ou pour autrui en rai‐ son de son état mental peut être amenée devant un tribu‐ nal afin qu'on puisse la garder contre son gré et/ou lui impo‐ ser un traitement.
Mais depuis trois ou quatre ans, en raison de l'en‐ gorgement des palais de jus‐ tice et de la magistrature, les délais ont beaucoup augmen‐ té, et on a du mal à avoir des plages pour présenter nos or‐ donnances [de garde ou de traitement], déplore la prési‐ dente de l’Association des psychiatres du Québec, Hé‐ lène Gamache.
Au Québec, on peut garder quelqu'un en établissement pendant deux ou trois mois sans pouvoir le traiter en at‐ tendant d'avoir l'autorisation du tribunal pour le traiter, ce qui est pour nous un peu une aberration, affirme la psy‐ chiatre.
À son avis, si on considère que quelqu'un est suffisam‐ ment malade pour être gardé contre son gré à l'hôpital, on considère, un peu comme en Ontario, qu'il devrait être as‐ sez malade pour qu'on com‐ mence à le traiter sans néces‐ sairement attendre que le tri‐ bunal soit d'accord, ou [sinon] que le tribunal se prononce sur les deux aspects en même temps.
Sur une cinquantaine de lits, on doit avoir au moins tout le temps trois ou quatre patients en attente d’une or‐ donnance de traitement, ce qui engorge les hôpitaux, sou‐ tient Hélène Gamache qui pratique à Laval.
De nombreux événements liés à la sécurité du personnel ont également été médiatisés ces dernières années.
À tel point que des travaux de mise à niveau en matière de sécurité de 8 M$ sont pré‐ vus en 2023 et que les ser‐ vices d’un consultant externe ont été nécessaires pour trou‐ ver des pistes de solution afin de consolider l’offre de ser‐ vices, qualifier les pratiques professionnelles et favoriser un meilleur climat de travail.
D'après le président du Syndicat des infirmières, inha‐ lothérapeutes et infirmières auxiliaires de Laval (SIIIALCSQ), Dereck Cyr, les travaux prévus devraient régler 80 % de la problématique liée à la sécurité du personnel, mais il y a beaucoup de probléma‐ tiques internes à revoir pari‐ tairement à l'interne, comme certains volets cliniques, la gestion des ressources hu‐ maines, la formation et la ré‐ tention de nos membres dans cette direction spécialisée.
Appelez Info-Social 811 pour obtenir de l’aide ou de l’information concernant votre santé mentale ou celle d’un proche.
Appelez la ligne d’aide et de prévention du suicide au 1 866 APPELLE (277-3553) si vous pensez au suicide ou vous vous inquiétez pour un proche.
* DI-TSA : déficience intel‐ lectuelle - trouble du spectre de l'autisme