Pénurie de psychologues dans le réseau public : un record de postes à pourvoir
« La situation actuelle est exceptionnelle », soupire la cheffe du service de psy‐ chologie de l’hôpital Sainte-Justine, la Dre Ca‐ role Lane.
Dans son établissement, un poste de psychologue sur trois est vacant (32 %). Du ja‐ mais vu, confie la psycho‐ logue, qui n’a jamais connu une telle pénurie de person‐ nel en 33 ans de présence dans cet hôpital pédiatrique.
De son propre aveu, elle marche parfois sur un fil d'équilibriste pour faire face à la demande de soins en santé mentale, qui est toujours plus importante.
Actuellement, j'ai des sec‐ teurs qui sont à haut risque d'être à découvert, donc d'être en bris de service.
Carole Lane, cheffe du ser‐ vice de psychologie de l’hôpi‐ tal Sainte-Justine
Le manque de relève per‐ siste depuis plusieurs mois. Les premiers signes, dit-elle, sont apparus un peu avant la pandémie.
Selon son analyse, cette si‐ tuation s'explique avant tout par des difficultés de recrute‐ ment.
Moins de candidatures, plus d’affichage, plus de diffi‐ cultés pour retenir les sta‐ giaires et les contractuels : en quelques années, des postes autrefois très convoités n’at‐ tirent plus les foules.
Une situation générali‐ sée au Québec
Selon des données colli‐ gées par Radio-Canada, les difficultés de recrutement sont une réalité un peu par‐ tout dans le réseau public de la santé, même si certains sec‐ teurs s’en tirent mieux que d’autres.
Au CISSS de la Côte-Nord, par exemple, 44 % des postes sont vacants (12 sur un total de 27).
Au CIUSSS du Nord-de-l'Île de Montréal, 20 % des postes sont à pourvoir (24 sur 123).
Près de 10 % des postes sont vacants dans les CIUSSS de la Mauricie (5 sur 44) et de la Capitale-Nationale (29 sur 267).
À l’Hôpital de Montréal pour enfants, les postes per‐ manents de psychologues ont tous un titulaire, mais 24 % des postes temporaires restent à pourvoir.
Une lente dégringolade
Les psychologues boudent le secteur public. C’est ce que montrent des données re‐ cueillies par la Coalition des psychologues du réseau pu‐ blic québécois.
Entre 2011 et 2021, 719 professionnels ont décidé de se consacrer exclusivement à la pratique privée, dont un bon nombre directement à la fin de leurs études. Durant la même période, le réseau pu‐ blic a définitivement perdu 367 psychologues.
En 31 ans de carrière à l'Hôpital de Montréal pour enfants, la Dre Maria Sufrate‐ gui a vu la situation se dégra‐ der. Cette psychologue et neuropsychologue a pris sa retraite il y a quelques mois.
À son départ, elle avait eu le temps d'observer un chan‐ gement graduel. Des postes permanents convoités et prestigieux, comme celui qu’elle a obtenu de peine et de misère, sont aujourd’hui boudés par les nouvelles gé‐ nérations.
Pourquoi? Parce que le travail est de plus en plus dif‐ ficile, les cas plus stressants, beaucoup plus exigeants, mais la rémunération ne suit pas, se désole-t-elle.
Les étudiants peu atti‐ rés par le réseau public
Un constat partagé par le Dr David Smolak, un psycho‐ logue qui a lui-même claqué la porte de l’hôpital Charles-Le Moyne à Longueuil, en 2021.
Il supervise des doctorants en psychologie de l'Université de Montréal et constate que le réseau public souffre d'une mauvaise réputation auprès de la relève.
Selon un rapport du minis‐ tère de la Santé publié en 2018, à peine 25 % des psy‐ chologues fraîchement diplô‐ més choisissent le réseau pu‐ blic.
Le Dr Smolak énumère les raisons évoquées par ses étu‐ diants : les salaires peu com‐ pétitifs, un grand manque de flexibilité, beaucoup de contraintes. Et enfin, préciset-il, ils voient leurs collègues épuisés quitter le navire, ce qui achève de les décourager.
Les psychologues veulent leur propre syndi‐ cat
Des irritants maintes fois exprimés par la Coalition des psychologues du réseau pu‐ blic québécois, qui fait de la question salariale une priori‐ té.
Dans un mémoire publié en septembre dernier, la Coa‐ lition affirme que les profes‐ sionnels du secteur privé ont un salaire supérieur de 44 % à celui de leurs collègues du pu‐ blic. Un écart qui a tendance à se creuser avec les années.
Présentement, on est blo‐ qués, on est dans une im‐ passe, tranche la présidente de la Coalition, Karine Gau‐ thier. Elle affirme que les ef‐ fectifs de psychologues dans le réseau public ont diminué de 14 % dans les 10 dernières années.
Elle réclame une loi qui permettrait aux psychologues du réseau public de créer leur propre syndicat. À l’heure ac‐ tuelle, ils n’ont pas la possibili‐ té de négocier directement avec le gouvernement.
Les psychologues du pu‐ blic doivent rester dans le rang, leurs hausses de salaire sont liées à celles des autres professionnels de la santé. Même chose pour leurs conditions de travail.
On est les seuls qui ont des études doctorales obliga‐ toires, s’insurge Mme Gau‐ thier, tout en soulignant que les revenus moyens des psy‐ chiatres québécois sont trois fois plus élevés que ceux des psychologues, alors qu’ils ont un nombre d’années d’études similaire.
Pendant la campagne élec‐ torale, François Legault s'est montré ouvert à la création d’un syndicat propre aux psy‐ chologues. Cela passerait par l’adoption d’une loi spéciale.
La semaine dernière, les syndicats qui représentent les employés de la santé du sec‐ teur public ont demandé une réunion d’urgence avec cinq ministres influents, dont celui de la Santé.
Leur objectif, disent-ils, est de discuter de solutions pour éliminer la discrimination sala‐ riale et bonifier les conditions de travail des psychologues. Une première, car jusqu’ici le front commun syndical ten‐ tait de ne pas s’attarder sur des cas particuliers.
Dans leur communiqué, les syndicats évoquent la si‐ tuation critique du manque de psychologues, en lien avec leur rémunération.
Des conséquences sur l'accueil des patients
Selon Karine Gauthier, il y a urgence d'agir parce que le réseau public est contraint d’abandonner certains ser‐ vices. Et surtout d’abandon‐ ner de nombreux patients, qui doivent maintenant se tourner vers le privé, même s'ils n'ont pas toujours les moyens de payer.
Une réalité qui, dit-elle, concerne en particulier la prise en charge des enfants et des adolescents.
Elle cite en exemple de jeunes suicidaires qui se sont présentés à l'urgence et qui ont dû attendre plusieurs mois pour avoir accès à un service.
Parfois, ils ont le temps de faire une tentative ou deux avant d'être pris en charge par un psychologue, s’indigne Mme Gauthier. Des fois, il n'y a pas de psychologue dans les CLSC.
La Dre Maria Sufrategui rappelle que les psychologues du réseau public se concentrent désormais sur les cas jugés les plus graves.
Il n’y a pas si longtemps, soutient-elle, le public prenait en charge les enfants souf‐ frant de difficultés d'appren‐ tissage, ceux qui montraient des signes de douance ou en‐ core ceux qui avaient des pro‐ blèmes d'attention. Tous ces gens-là n'ont plus accès à l'hô‐ pital, conclut-elle.
Au Québec, actuellement, plus de 20 000 personnes sont en attente d'un service en santé mentale.