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Pourquoi l’Alberta n’arrive-t-elle pas à épargner?

- Tiphanie Roquette

Malgré plus de 12 milliards de dollars de surplus pré‐ vus cette année, aucun ar‐ gent ne sera mis de côté dans le Fonds d’épargne du patrimoine. L’Alberta n’a pas fait un seul dépôt dans ce bas de laine en 14 ans au grand dam des écono‐ mistes. Qu’est-ce qui em‐ pêche cette riche province de faire preuve de pru‐ dence?

L’Alberta semblait pour‐ tant sur la bonne voie à la fin de l’été. Lors de la présenta‐ tion de la première mise à jour économique, en août, le ministre des Finances Jason Nixon avait annoncé le plus large dépôt à venir dans le Fonds d’épargne du patri‐ moine : 2,9 milliards de dol‐ lars.

Le fonds devait conserver l’argent gagné grâce aux in‐ vestisseme­nts, soit 1,2 mil‐ liard de dollars, et le gouver‐ nement provincial devait y ajouter 1,7 milliard de dollars. Pendant que les prix de l’éner‐ gie sont élevés, l’Alberta doit saisir cette occasion pour ren‐ forcer les finances sur le long terme, avait martelé Jason Nixon.

Trois mois plus tard et une nouvelle première ministre, le dépôt spécial au fonds a dis‐ paru. L’actuel ministre des Fi‐ nances, Travis Toews, a tenté de se justifier en expliquant qu’il voulait garder les options ouvertes. La mise à jour a tou‐ tefois ajouté deux milliards de dollars de dépenses supplé‐ mentaires et 13 milliards se‐ ront consacrés au rembourse‐ ment de la dette.

Selon l’économiste de l’Université de Calgary, Trevor Tombe, le changement de priorité peut se justifier d’un point de vue économique. Les taux d’intérêt ont augmenté, ce qui accentue le poids de la dette. Une récession écono‐ mique est envisagée, ce qui pourrait amener à de moins bons rendements d’investis‐ sement. Rembourser la dette plutôt qu’épargner est donc plus avantageux à court terme.

C’est un compromis que je peux comprendre, mais à l’avenir, épargner dans le fonds sera toujours plus payant que de rembourser la dette, explique Trevor Tombe.

Des décennies de pro‐ messes non tenues

Le problème, c’est aussi que la scène a un air de déjà vu. Lorsque le Fonds du patri‐ moine a été créé en 1976, 30 % des revenus des res‐ sources naturelles devaient y être reversés, illustrant le be‐ soin de conserver des reve‐ nus considérés comme éphé‐ mères. Si cela avait été encore le cas aujourd’hui, le dépôt en 2022-2023 aurait été de 8,4 milliards de dollars.

L’engagement n’était que statutaire, ce qui a facilité son abandon progressif puis com‐ plet en 1987. Mais les pro‐ messes de dépôt sont réguliè‐ rement lancées dans la sphère publique.

En 2011, une commission présidée par l’économiste Jack Mintz recommande de ren‐ flouer le fonds avec pour ob‐ jectif 100 milliards $ en 2030. L’année suivante, Danielle Smith, alors cheffe du parti Wildrose, promet d’y consa‐ crer 50 % des redevances pé‐ trolières et gazières pour at‐ teindre 200 milliards $ en vingt ans.

Trois ans plus tard, le pre‐ mier ministre Jim Prentice s’engage aussi à dédier au moins un quart des revenus énergétiqu­es dans le fonds puis 50 %.

À chaque fois, l’engage‐ ment ne se concrétise pas et les rapports prennent la poussière. Aucun dépôt n’a été fait depuis les versements de près de 3 milliards $ entre 2005 et 2008.

Que veut le public?

Pour Trevor Tombe, comme pour l’économiste du Business Council de l’Alberta, Mike Holden, les considéra‐ tions politiques à court terme ont toujours pris le dessus sur les besoins économique­s à long terme.

C’est une question de vo‐ lonté politique.

Mike Holden, économiste, Business Council of Alberta

La pression politique est d’autant plus forte qu’en pé‐ riode de bonne santé finan‐ cière, la population de l’Alber‐ ta augmente, ce qui ajoute des besoins en infrastruc­tures et fait ressortir de manière plus criante les besoins.

Il y a toujours un besoin urgent et les gouverneme­nts ont beaucoup de mal à dire non, note Mike Holden.

D'autant plus que la volon‐ té de la population n’est pas forcément à l’épargne. En 2000, lorsque la dette a été éliminée, le gouverneme­nt a sondé les Albertains sur leur priorité avec les surplus : 73 % ont privilégié les réductions d’impôt.

Le président de la Canada West Foundation et ancien député progressis­te-conser‐ vateur, Gary Mar, pense aussi qu’il y a un problème d’enga‐ gement public. À sa création, le fonds n’avait pas que pour mandat d’épargner les reve‐ nus énergétiqu­es. Une partie de l’argent devait également servir à améliorer la qualité de vie des Albertains et à diversi‐ fier l’économie.

Vous pouviez voir où l’ar‐ gent allait. Vous pouviez voir le sceau du fonds sur les centres de soins de longue durée, dans le parc Kananas‐ kis, sur les wagons de trans‐ port de grain. [...] Les Alber‐ tains pouvaient mieux com‐ prendre pourquoi ce fonds était important et ce qu’il ap‐ portait à la province, se sou‐ vient Gary Mar.

Les gouverneme­nts doivent pouvoir démontrer le but de l’épargne.

Gary Mar, président, Cana‐ da West Foundation

Quelles solutions?

L’ancien politicien ne pré‐ conise pas nécessaire­ment à un retour au passé, mais de‐ meure un ardent défenseur d’un renfloueme­nt du fonds. Une portion du surplus doit aller au Fonds du patrimoine, car si on ne le fait pas quand il y a un surplus, quand le ferat-on?, souligne-t-il.

Trevor Tombe est d’accord que l’assentimen­t du public est une donnée essentiell­e pour forcer le gouverneme­nt à ne pas seulement penser aux demandes à court terme des électeurs. Dédier un pour‐ centage fixe des revenus des ressources naturelles serait un exemple simple et clair qui pourrait recueillir l’approba‐ tion des Albertains, selon lui.

Les hauts et les bas que nous avons vécus appuient l’idée qu’il doit y avoir une meilleure manière de procé‐ der.

Trevor Tombe, écono‐ miste, Université de Calgary

L’Institut Fraser préconise lui de regarder du côté de l’Alaska pour atteindre ce consenteme­nt public. Les ré‐ sidents de l’État américain re‐ çoivent des dividendes du Fonds permanent de l’Alaska, ce qui crée l’adhésion du pu‐ blic à l’idée que le fonds doit être géré de manière respon‐ sable.

Quelle que soit la méthode choisie pour épargner, le mi‐ nistre des Finances Travis Toews a promis d’ouvrir une discussion avec les Albertains lors du dépôt du budget 2023. Des élections provincial­es doivent cependant avoir lieu fin mai, ce qui rendra la concrétisa­tion des décisions économique­s plus difficile.

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