Une distillerie qui donne des maux de tête
Dépôts noirs, coûts impor‐ tants
En arrivant chez Louise La‐ casse, cela saute aux yeux : sa cour arrière semble être le prolongement de celle de la distillerie. Cette puissante voi‐ sine, qu’elle côtoie depuis 32 ans, est de plus en plus en‐ vahissante.
Maintenant c'est in‐ croyable, c'est vraiment dé‐ rangeant. C'est la saleté, c'est le bruit, c'est l'enfer.
Louise Lacasse
Pour tout nettoyer, Mme Lacasse maniait autre‐ fois la machine à haute pres‐ sion une fois par année. Elle le fait désormais tous les six mois.
Cette femme énergique prend de l’âge et aimerait qu’un entrepreneur fasse le travail. Une soumission à 2300 $ pour son duplex, sa clôture et le reste, l’en a dis‐ suadée. De plus, à force de [...] laver et relaver, on abîme le revêtement. Depuis une quin‐ zaine d’années, elle a dû le changer à deux reprises.
Le printemps dernier, le bruit des camions a été la goutte qui a fait déborder le vase. Le son lorsqu’ils re‐ culent, même la nuit et les fins de semaine, est très dur pour la santé mentale, confiet-elle.
Lancement tition d’une pé‐
Excédée, elle a lancé une pétition. Elle a fait du porte-àporte dans trois quartiers touchés par cette nuisance, ce qui lui a permis de constater le ras-le-bol de la population. Chez France Perras, proprié‐ taire d’une garderie familiale, le spectacle est saisissant : de nombreux jouets tachés de noir sont rangés à l’écart dans sa cour.
J'ai tout enlevé les jouets [...] qu’ils ne peuvent plus se servir [...] parce que c'est trop noir. Et j'ai pas le temps. Écoute, c'est de la job, faire ça là.
France Perras
En octobre dernier, Louise
Lacasse a déposé sa pétition lors de la séance du conseil municipal. C’est la troisième en 20 ans. En combinant sa pétition avec celle de 2014, elle a récolté 1372 signatures.
Diageo le géant
Diageo est le plus impor‐ tant fabricant et distributeur d'alcool du monde. Les marques Johnny Walker, Smir‐ noff, Baileys, Captain Morgan et Crown Royal font sa re‐ nommée.
Loin d’être intimidée, Mme Lacasse lance : Ce que je veux, c'est que la compagnie prenne ses responsabilités, qu'il n'y ait plus d'émana‐ tions. [...] Qu'on ait des rem‐ boursements sur tous les coûts.
Dans le cimetière à côté de la distillerie, les monuments ont changé de couleur, sauf ceux que les proches des dis‐ parus frottent régulièrement. C’est le cas de Pierre Prégent : C'est un lieu désolant quand ça devrait être un lieu où on vient pour se ressourcer, voir nos parents ou nos amis. [...] C'est triste.
Part des anges, champi‐ gnon du whisky
Jacques Brodeur, cher‐ cheur et professeur de sciences biologiques, nous dé‐ crit le phénomène qui a une appellation poétique : la part des anges.
C'est le deux à quatre pour cent d'alcool qui est émis dans l'atmosphère lors du processus de maturation des whiskies, des spiritueux en gé‐ néral.
Jacques Brodeur, profes‐ seur, Département de sciences biologiques, Universi‐ té de Montréal
Ces sucs, qui sont extrê‐ mement intéressants pour le développement de moisis‐ sures, de champignons ou de levures, se déposent ensuite sur les structures.
Le Baudoinia compniacen‐ sis, communément appelé le champignon du whisky, sévit partout dans le monde où il y a des distilleries. Pas de doute pour Jacques Brodeur : la cause du noircissement dans la région de Salaberry-de-Val‐ leyfield, c’est le champignon du whisky. James Scott, son collègue de l’Université de To‐ ronto qui a découvert le champignon, l’a également confirmé.
Pourtant, l’entreprise nie sa responsabilité. Elle a refusé les demandes d’entrevue de La facture. Dans un courriel, elle a cependant écrit : Nous sommes très fiers des efforts que nous déployons [...] sur le plan environnemental [...] en investissant dans des épura‐ teurs qui récupèrent l'éthanol émis lors des opérations de fermentation.
Nous nous soucions pro‐ fondément de la communau‐ té et nous sommes sensibles aux préoccupations soule‐ vées au sujet du noircisse‐ ment extérieur de certaines propriétés. Nous ne croyons pas que nos activités ré‐ pandent des moisissures dans la communauté de Val‐ leyfield. Les moisissures existent partout dans l’envi‐ ronnement, a-t-elle ajouté.
Ce système d’épurateurs est un échec retentissant, d’après Mme Lacasse. Depuis 2020, depuis qu'ils ont suppo‐ sément mis des filtres, c'est pire que pire, affirme-t-elle.
La Ville interpellée
Deux jours après le dépôt de la pétition, la Ville a organi‐ sé une assemblée de citoyens. Ils ont été nombreux à inter‐ peller leur maire, Miguel Le‐ mieux, qui se défend d’être trop près de la multinationale. À La facture, il assure n’avoir aucun intérêt de protéger qui que ce soit parce que de toute façon, c'est nous, c'est la Ville qui se ramasse avec le problème.
Plusieurs personnes se sont inquiétées pour leur san‐ té. Le maire a affirmé qu’il les comprenait.
Ce que les citoyens ré‐ clament, c'est d'être sûrs que ce n'est pas dangereux pour leur santé et ça, c'est normal. Et c'est pourquoi on a inter‐ pellé la santé publique une énième fois dans ce dossier-là.
Miguel Lemieux, maire de Salaberry-de-Valleyfield
En 2015, la Direction de la santé publique (DSP) de la Montérégie a conclu que La prolifération du [champignon] n’occasionne pas de risque particulier pour la santé des gens résidant à proximité de la distillerie. Cependant, la DSP recommande la pru‐ dence lors du nettoyage in‐ tensif à haute pression.
L’avocate en droit de l’envi‐ ronnement Christine Du‐ chaine affirme que l’industrie et les résidents sont trop près l’un de l’autre : C'est un pro‐ blème de planification urba‐ nistique [...]. Les villes veulent développer leur territoire et elles n'hésiteront pas, sou‐ vent, à identifier ou à dézoner un secteur pour permettre un développement résidentiel.
Récemment, la Ville a jus‐ tement autorisé de nouvelles constructions rue Marleau, si‐ tuée très près de la distillerie. Miguel Lemieux précise qu’il a consulté la population avant d’accepter le dézonage. À ses yeux, les épurateurs allaient régler le problème. On se rend compte que ça ne fonctionne pas. C'est pour ça qu'on re‐ lance le dossier plus que ja‐ mais.
Une subvention de Qué‐ bec fait réagir
Le ministère de l’Environ‐ nement se satisfait des tests effectués par Diageo ellemême en 2020. Ils ont montré que l’épurateur avait une effi‐ cacité de récupération de 95 %. Ainsi, cet équipement est considéré comme étant efficace, écrit le ministère.
Cette entreprise polluante a même reçu l'an dernier 29 millions de dollars de Qué‐ bec. Un plan vert pour l’élec‐ trification de la distillerie an‐ noncé en novembre 2021 par François Legault en compa‐ gnie d’un dirigeant de Diageo. Le premier ministre a dévoilé que cette belle annonce allait permettre à la compagnie d'éliminer 100 % de ses GES.
Personne n’a soufflé mot sur le champignon du whisky. Louise Lacasse est outrée : Le ministère de l'Environnement est au courant de la problé‐ matique depuis 20 ans pas‐ sés, mais ils ne font rien pour ça. C'est correct pour les gaz à effet de serre, mais pourquoi ils ne font pas régler cette problématique-là?
Vendre sa maison et s’ins‐ taller en Estrie près de son fils est un rêve inaccessible. La voix nouée par l’émotion, elle se dit incapable d’abandonner sa vieille mère qui vit au-des‐ sus de chez elle. Cette bat‐ tante se ressaisit et annonce qu’elle s’apprête à intenter une action collective contre Diageo.
Le reportage d'Esther Nor‐ mand est diffusé à La facture le mardi à 19 h 30 et le samedi à 12 h 30 à ICI Télé.