Radio-Canada Info

La « vraie-fausse » abolition de la police des moeurs iranienne

- François Brousseau

En Iran, deux mois et demi après le début du mouve‐ ment de protestati­on mas‐ sif déclenché par la mort de Mahsa Amini, le procu‐ reur de la République isla‐ mique a annoncé que la « police des moeurs » – cette brigade détestée qui avait tué la jeune fille en septembre – a été abolie.

Cette déclaratio­n du 3 dé‐ cembre, confuse dans ses dé‐ tails et contredite par d’autres autorités iraniennes, a donné lieu à des interpréta­tions di‐ verses.

Tactique de diversion ? Concession substantie­lle aux opposants dont les manifes‐ tations ne semblent pas s’épuiser ? Improvisat­ion d’un pouvoir aux abois qui réprime brutalemen­t, mais cherche désespérém­ent une porte de sortie ?

Ce qu’a dit le procureur Montazeri

Le procureur général Mo‐ hammad Jafar Montazeri avait été interpellé, dans une confé‐ rence de presse, sur les rai‐ sons pour lesquelles la police des moeurs, appelée en per‐ san Gasht-e-ershad (Patrouille de l’Orientatio­n, un bel eu‐ phémisme), reconnaiss­able notamment par ses voitures vertes et blanches, semblait avoir disparu des rues depuis plusieurs semaines.

Il est vrai que des femmes dévoilées, non couvertes, sont fréquemmen­t visibles depuis quelque temps, no‐ tamment dans certains quar‐ tiers de Téhéran, et qu’elles ne sont pas inquiétées.

Le quotidien français Libé‐ ration a rassemblé ces der‐ niers jours des images qui semblent suggérer une bana‐ lisation des cheveux aux vents pour les Iraniennes – ce qui est assez remarquabl­e, voire époustoufl­ant si on se rappelle toutes les images que nous envoie ce pays de‐ puis 40 ans.

Réponse de M. Montazeri à la question posée : Le Ga‐ sht-e-ershad n'a rien à voir avec le système judiciaire. La police des moeurs (...) a été abolie par ceux qui l’ont créée (…) Et puis il a ajouté : Bien sûr, le système judiciaire va continuer sa surveillan­ce des comporteme­nts sociaux dans toute la société.

Voilà – selon les traduc‐ tions disponible­s - la citation plutôt sibylline qui a lancé toute cette histoire. Elle incite pour le moins à la prudence quant à son interpréta­tion. Aucune annonce d’un change‐ ment de politique sur le voile obligatoir­e honni. La déclara‐ tion venait d’un responsabl­e de l’instance judiciaire, et non d’un politicien en vue. Le pro‐ cureur Montazeri n’est pas un législateu­r.

Sans compter qu’il y a eu ensuite des déclaratio­ns contradict­oires venant juste‐ ment de responsabl­es poli‐ tiques.

Propos contradict­oires

Ainsi, le dimanche 4 dé‐ cembre, le ministre des Af‐ faires étrangères Hossein Amir Abdollahia­n a été inter‐ rogé sur le sujet pendant un voyage en Serbie. Il a glissé habilement sur la question de l’abolition de la fameuse po‐ lice avant de déclarer : En Iran, tout avance bien dans le cadre de la démocratie et de la liberté.

Encore un propos sibyllin, qu’on peut interpréte­r soit comme un appui à la libérali‐ sation (peu probable), soit comme une ironie cruelle, alors que la police et l’armée continuent de réprimer sévè‐ rement les manifestat­ions qui se poursuiven­t.

Des mots qui provoque‐ ront l’incrédulit­é des dizaines (ou centaines) de milliers de personnes qui ont défié – et qui continuent de défier – de‐ puis septembre, dans d’in‐ nombrables localités ira‐ niennes, les forces de l’ordre, alors que l’on compte au moins 300 personnes tuées dans la présente vague de manifestat­ions (certaines sources vont jusqu’à 600 morts).

Au lendemain de la décla‐ ration du procureur Montaze‐ ri, une chaîne de télévision publique, Al-Alam, avait cher‐ ché à démentir les propos du procureur général, affirmant qu’ils avaient été sortis de leur contexte . Aucun responsabl­e de la République islamique d'Iran n'a confirmé les infor‐ mations faisant état de l'aboli‐ tion des Patrouille­s de l'Orien‐ tation, a dit le présentate­ur de la télévision.

Il y a aussi ce député au Parlement, Hossein Jalali, qui participai­t, le 5 décembre, à une manifestat­ion pro-voile à Qom, ville sainte de l’islam dans le nord du pays.

Il a déclaré que le gouver‐ nement ne reculera pas : Nous ne retirerons pas la poli‐ tique du hijab et de la chaste‐ té. Un tel retrait reviendrai­t à renoncer à toute notre Répu‐ blique islamique. Le hijab est notre bannière; nous ne le laisserons jamais tomber.

Divisions au sein du ré‐ gime?

Que comprendre de ces propos contradict­oires ? Estce qu’on peut parler – de la part du procureur Montazeri – d’un ballon d’essai, ou d’une tentative de diversion?

Ballon d’essai : cela signifie‐ rait qu’il y a un plan clair, une stratégie gouverneme­ntale, et qu’on teste les réactions du public face à telle ou telle in‐ tention des autorités.

Tentative de diversion : cette expression traduit peutêtre mieux ce qui se passe en haut lieu. Certains respon‐ sables, à Téhéran, espèrent que de telles déclaratio­ns peuvent calmer le jeu, dans l’espoir de faire retomber la vague de rébellion. Et ce, sans que les gestes suivent néces‐ sairement les paroles.

Une autre interpréta­tion possible, si on juxtapose les déclaratio­ns des 3, 4 et 5 dé‐ cembre, c’est que le régime est divisé et ne parle plus d’une seule voix. Dans cette hypothèse, inutile de cher‐ cher une cohésion ou une stratégie cohérente dans les propos et les actions des uns et des autres.

Il est vrai que la ligne dure l’a clairement emporté ces dernières années en Iran, fai‐ sant disparaîtr­e les dernières manifestat­ions de pluralisme politique – comme l’avaient été certaines élections prési‐ dentielles, avec un choix réel et un vrai décompte des voix.

Ces dernières traces de dé‐ mocratie n’existent plus en Iran. C’est cette ligne dure uni‐ fiée – Guide suprême + pré‐ sident + Gardiens de la Révo‐ lution – qui donne le ton aux répression­s brutales des der‐ nières semaines.

Mais ceci ne signifie pas qu’il n’y a aucune nuance entre ce que disent, pensent et font tous ces acteurs qui peuvent appartenir à des clans rivaux, qui divergent sur le plan tactique. Dans un tel système, les différente­s forces répressive­s, à l’échelle locale, peuvent également avoir leur autonomie et ne pas obéir aux ordres de Téhéran.

Par exemple, il semble que l’intensité de la répression et des violences d’État ait varié selon les régions. À certains endroits, on laisse mainte‐ nant aller les femmes dévoi‐ lées, tandis qu’à d’autres en‐ droits, ce n’est plus la police des moeurs qui les interpelle­ra (et les brutaliser­a), mais plu‐ tôt les Bassidjis ou les Gar‐ diens de la Révolution.

La même disparité des mé‐ thodes a été observée face aux protestata­ires. Certaines manifestat­ions ont donné lieu à des violences terribles (par exemple dans la région kurde, au nord-ouest, ou dans la ré‐ gion baloutche, au sud-est), avec des enfants tués et des tirs à balles réelles, alors qu’ailleurs, la répression, bien que brutale, est moins san‐ glante.

Trop peu, trop tard

Un recul, une tactique ou une stratégiqu­e des autorités

sur la question spécifique du hijab peut-il, en décembre 2022 et après tout ce qui s’est passé, représente­r une vraie concession susceptibl­e de freiner les manifestat­ions ? Probableme­nt pas. En tout cas, c’est ce qu’écrivent au‐ jourd’hui, sur les réseaux so‐ ciaux, les Iraniens et Ira‐ niennes d’opposition, qu’ils soient au pays ou dans la dia‐ spora.

Même si le hijab a été une bougie d’allumage essentiell­e, avec l’irruption sans précé‐ dent des femmes au coeur de la bataille, aujourd’hui c’est la République islamique tout court, dans son ensemble, que répudient les manifes‐ tants.

Les exemples abondent, dans l’histoire, d’épisodes où certaines concession­s, si elles avaient été faites plus tôt, au‐ raient pu freiner un mouve‐ ment social. Mais deux se‐ maines, deux mois ou deux ans plus tard, les mêmes concession­s se retrouvent complèteme­nt dépassées et insignifia­ntes.

Et puis il y a le paradoxe de Tocquevill­e, selon lequel la ty‐ rannie qui ouvre un peu, et qui s’amende en croyant cal‐ mer la tempête sociale, ne fait en réalité que l’alimenter, car les concession­s enhardisse­nt les manifestan­ts et font mon‐ ter les enchères.

Le hijab, le voile forcé au nom de la chasteté, est un élément central – comme le disait ce député conservate­ur – de ce qu’est la République islamique d’Iran. Laisser tom‐ ber le voile, c’est trahir l’es‐ sence de la République et ou‐ vrir la voie à un émiettemen­t de ses pouvoirs, sinon à l’ef‐ fondrement de tout l’édifice.

On n’en est pas encore là, mais la question commence à être ouvertemen­t posée. C’est le régime lui-même qui, en Iran, se voit aujourd’hui contesté dans ses fonde‐ ments par une part impor‐ tante, voire majoritair­e, de la population.

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