La « vraie-fausse » abolition de la police des moeurs iranienne
En Iran, deux mois et demi après le début du mouve‐ ment de protestation mas‐ sif déclenché par la mort de Mahsa Amini, le procu‐ reur de la République isla‐ mique a annoncé que la « police des moeurs » – cette brigade détestée qui avait tué la jeune fille en septembre – a été abolie.
Cette déclaration du 3 dé‐ cembre, confuse dans ses dé‐ tails et contredite par d’autres autorités iraniennes, a donné lieu à des interprétations di‐ verses.
Tactique de diversion ? Concession substantielle aux opposants dont les manifes‐ tations ne semblent pas s’épuiser ? Improvisation d’un pouvoir aux abois qui réprime brutalement, mais cherche désespérément une porte de sortie ?
Ce qu’a dit le procureur Montazeri
Le procureur général Mo‐ hammad Jafar Montazeri avait été interpellé, dans une confé‐ rence de presse, sur les rai‐ sons pour lesquelles la police des moeurs, appelée en per‐ san Gasht-e-ershad (Patrouille de l’Orientation, un bel eu‐ phémisme), reconnaissable notamment par ses voitures vertes et blanches, semblait avoir disparu des rues depuis plusieurs semaines.
Il est vrai que des femmes dévoilées, non couvertes, sont fréquemment visibles depuis quelque temps, no‐ tamment dans certains quar‐ tiers de Téhéran, et qu’elles ne sont pas inquiétées.
Le quotidien français Libé‐ ration a rassemblé ces der‐ niers jours des images qui semblent suggérer une bana‐ lisation des cheveux aux vents pour les Iraniennes – ce qui est assez remarquable, voire époustouflant si on se rappelle toutes les images que nous envoie ce pays de‐ puis 40 ans.
Réponse de M. Montazeri à la question posée : Le Ga‐ sht-e-ershad n'a rien à voir avec le système judiciaire. La police des moeurs (...) a été abolie par ceux qui l’ont créée (…) Et puis il a ajouté : Bien sûr, le système judiciaire va continuer sa surveillance des comportements sociaux dans toute la société.
Voilà – selon les traduc‐ tions disponibles - la citation plutôt sibylline qui a lancé toute cette histoire. Elle incite pour le moins à la prudence quant à son interprétation. Aucune annonce d’un change‐ ment de politique sur le voile obligatoire honni. La déclara‐ tion venait d’un responsable de l’instance judiciaire, et non d’un politicien en vue. Le pro‐ cureur Montazeri n’est pas un législateur.
Sans compter qu’il y a eu ensuite des déclarations contradictoires venant juste‐ ment de responsables poli‐ tiques.
Propos contradictoires
Ainsi, le dimanche 4 dé‐ cembre, le ministre des Af‐ faires étrangères Hossein Amir Abdollahian a été inter‐ rogé sur le sujet pendant un voyage en Serbie. Il a glissé habilement sur la question de l’abolition de la fameuse po‐ lice avant de déclarer : En Iran, tout avance bien dans le cadre de la démocratie et de la liberté.
Encore un propos sibyllin, qu’on peut interpréter soit comme un appui à la libérali‐ sation (peu probable), soit comme une ironie cruelle, alors que la police et l’armée continuent de réprimer sévè‐ rement les manifestations qui se poursuivent.
Des mots qui provoque‐ ront l’incrédulité des dizaines (ou centaines) de milliers de personnes qui ont défié – et qui continuent de défier – de‐ puis septembre, dans d’in‐ nombrables localités ira‐ niennes, les forces de l’ordre, alors que l’on compte au moins 300 personnes tuées dans la présente vague de manifestations (certaines sources vont jusqu’à 600 morts).
Au lendemain de la décla‐ ration du procureur Montaze‐ ri, une chaîne de télévision publique, Al-Alam, avait cher‐ ché à démentir les propos du procureur général, affirmant qu’ils avaient été sortis de leur contexte . Aucun responsable de la République islamique d'Iran n'a confirmé les infor‐ mations faisant état de l'aboli‐ tion des Patrouilles de l'Orien‐ tation, a dit le présentateur de la télévision.
Il y a aussi ce député au Parlement, Hossein Jalali, qui participait, le 5 décembre, à une manifestation pro-voile à Qom, ville sainte de l’islam dans le nord du pays.
Il a déclaré que le gouver‐ nement ne reculera pas : Nous ne retirerons pas la poli‐ tique du hijab et de la chaste‐ té. Un tel retrait reviendrait à renoncer à toute notre Répu‐ blique islamique. Le hijab est notre bannière; nous ne le laisserons jamais tomber.
Divisions au sein du ré‐ gime?
Que comprendre de ces propos contradictoires ? Estce qu’on peut parler – de la part du procureur Montazeri – d’un ballon d’essai, ou d’une tentative de diversion?
Ballon d’essai : cela signifie‐ rait qu’il y a un plan clair, une stratégie gouvernementale, et qu’on teste les réactions du public face à telle ou telle in‐ tention des autorités.
Tentative de diversion : cette expression traduit peutêtre mieux ce qui se passe en haut lieu. Certains respon‐ sables, à Téhéran, espèrent que de telles déclarations peuvent calmer le jeu, dans l’espoir de faire retomber la vague de rébellion. Et ce, sans que les gestes suivent néces‐ sairement les paroles.
Une autre interprétation possible, si on juxtapose les déclarations des 3, 4 et 5 dé‐ cembre, c’est que le régime est divisé et ne parle plus d’une seule voix. Dans cette hypothèse, inutile de cher‐ cher une cohésion ou une stratégie cohérente dans les propos et les actions des uns et des autres.
Il est vrai que la ligne dure l’a clairement emporté ces dernières années en Iran, fai‐ sant disparaître les dernières manifestations de pluralisme politique – comme l’avaient été certaines élections prési‐ dentielles, avec un choix réel et un vrai décompte des voix.
Ces dernières traces de dé‐ mocratie n’existent plus en Iran. C’est cette ligne dure uni‐ fiée – Guide suprême + pré‐ sident + Gardiens de la Révo‐ lution – qui donne le ton aux répressions brutales des der‐ nières semaines.
Mais ceci ne signifie pas qu’il n’y a aucune nuance entre ce que disent, pensent et font tous ces acteurs qui peuvent appartenir à des clans rivaux, qui divergent sur le plan tactique. Dans un tel système, les différentes forces répressives, à l’échelle locale, peuvent également avoir leur autonomie et ne pas obéir aux ordres de Téhéran.
Par exemple, il semble que l’intensité de la répression et des violences d’État ait varié selon les régions. À certains endroits, on laisse mainte‐ nant aller les femmes dévoi‐ lées, tandis qu’à d’autres en‐ droits, ce n’est plus la police des moeurs qui les interpellera (et les brutalisera), mais plu‐ tôt les Bassidjis ou les Gar‐ diens de la Révolution.
La même disparité des mé‐ thodes a été observée face aux protestataires. Certaines manifestations ont donné lieu à des violences terribles (par exemple dans la région kurde, au nord-ouest, ou dans la ré‐ gion baloutche, au sud-est), avec des enfants tués et des tirs à balles réelles, alors qu’ailleurs, la répression, bien que brutale, est moins san‐ glante.
Trop peu, trop tard
Un recul, une tactique ou une stratégique des autorités
sur la question spécifique du hijab peut-il, en décembre 2022 et après tout ce qui s’est passé, représenter une vraie concession susceptible de freiner les manifestations ? Probablement pas. En tout cas, c’est ce qu’écrivent au‐ jourd’hui, sur les réseaux so‐ ciaux, les Iraniens et Ira‐ niennes d’opposition, qu’ils soient au pays ou dans la dia‐ spora.
Même si le hijab a été une bougie d’allumage essentielle, avec l’irruption sans précé‐ dent des femmes au coeur de la bataille, aujourd’hui c’est la République islamique tout court, dans son ensemble, que répudient les manifes‐ tants.
Les exemples abondent, dans l’histoire, d’épisodes où certaines concessions, si elles avaient été faites plus tôt, au‐ raient pu freiner un mouve‐ ment social. Mais deux se‐ maines, deux mois ou deux ans plus tard, les mêmes concessions se retrouvent complètement dépassées et insignifiantes.
Et puis il y a le paradoxe de Tocqueville, selon lequel la ty‐ rannie qui ouvre un peu, et qui s’amende en croyant cal‐ mer la tempête sociale, ne fait en réalité que l’alimenter, car les concessions enhardissent les manifestants et font mon‐ ter les enchères.
Le hijab, le voile forcé au nom de la chasteté, est un élément central – comme le disait ce député conservateur – de ce qu’est la République islamique d’Iran. Laisser tom‐ ber le voile, c’est trahir l’es‐ sence de la République et ou‐ vrir la voie à un émiettement de ses pouvoirs, sinon à l’ef‐ fondrement de tout l’édifice.
On n’en est pas encore là, mais la question commence à être ouvertement posée. C’est le régime lui-même qui, en Iran, se voit aujourd’hui contesté dans ses fonde‐ ments par une part impor‐ tante, voire majoritaire, de la population.