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COP15 sur la biodiversi­té : une maison vide pour demain?

- Étienne Leblanc

Ne serait-ce que par pur égoïsme, on pourrait pen‐ ser que ce devrait être une préoccupat­ion au quoti‐ dien : protéger la terre et les océans qui remplissen­t nos assiettes, préserver les sources d’eau qui nous per‐ mettent de vivre, garder intacte la végétation qui purifie l’air que nous respi‐ rons.

Près de nous, le boisé au centre de notre ville, le milieu humide en bordure de notre quartier, le petit ruisseau qui coule en lacet dans le champ de la banlieue et les insectes pollinisat­eurs dans notre jar‐ din, ou, plus loin de nous, le récif de corail dans les Antilles et la forêt tropicale du bassin du Congo : tous ces espaces sont de petites mailles entre‐ croisées qui, ensemble, com‐ posent un grand bouclier contre le déclin de la vie sur Terre.

On le sait aujourd’hui, nos économies et notre bien-être dépendent en très grande partie de ce fragile équilibre. En tout, 75 % des cultures ali‐ mentaires mondiales re‐ posent sur la pollinisat­ion ani‐ male et 70 % des médica‐ ments contre le cancer pro‐ viennent de la nature ou en sont inspirés.

Or, les protection­s qui ga‐ rantissent notre survie se dé‐ litent rapidement.

Même si ces chiffres ont été largement cités depuis une semaine, il vaut la peine de les rappeler : les trois quarts de la surface terrestre et les deux tiers des milieux marins ont déjà été altérés par les activités humaines.

Un million d’espèces ani‐ males et végétales sur les huit millions connues sont mena‐ cées d’extinction, selon l’IPBES, une plateforme scien‐ tifique intergouve­rnementale qui est l’équivalent du GIEC pour la biodiversi­té.

Une espèce sur huit : ce chiffre donne froid dans le dos. Car après l’extinction, il n’y a plus de retour possible. Chaque espèce qui disparaît fragilise le grand château de cartes que sont les écosys‐ tèmes de la planète.

D’où vient donc notre obs‐ tination à saccager le monde vivant?

Pourquoi ce déclin accélé‐ ré de la vie ne suscite-t-il pas une émotion plus vive de notre part? Qui aime voir mourir les choses autour de soi?

La grande biologiste amé‐ ricaine Rachel Carson, auteure du célèbre essai Printemps si‐ lencieux qui, en 1962, a trans‐ formé notre façon de perce‐ voir notre environnem­ent, nous incitait à nous poser deux questions pour mieux comprendre la relation qui nous lie à la nature qui nous entoure :

Et si je n’avais jamais vu ça auparavant? Une première in‐ terrogatio­n pour nous inciter à mieux observer la grande di‐ versité écologique autour de nous.

Ensuite : Qu’arriverait-il si je savais que je ne le reverrais plus jamais? Une question pour nous faire prendre conscience de la fragilité de la nature, qui prend tout son sens aujourd’hui.

Il pourrait être utile que les délégués présents à Montréal aient ces interrogat­ions en tête alors qu’ils négocient le contenu des 22 cibles qui composeron­t le cadre mon‐ dial sur la biodiversi­té, dont la protection de 30 % des terri‐ toires terrestres et marins d’ici 2030, la réduction de l’uti‐ lisation des pesticides et des plastiques, l’arrêt de la propa‐ gation des espèces invasives ou la gestion durable des terres agricoles.

Protéger plus, protéger mieux

Sur les 22 cibles du projet d’accord, c’est la cible 3 qui fait le plus parler : elle prévoit la protection de 30 % des terres et des mers de la planète d’ici 2030 (communémen­t ap‐ pelé l’objectif 30 x 30). L’aug‐ mentation de la superficie des aires protégées est probable‐ ment la cible à l’aune de la‐ quelle sera jugé, en partie du moins, le succès ou l’échec de la COP15.

Si cette cible suscite un grand intérêt, c’est probable‐ ment parce qu’elle est la plus facile à comprendre. Pour plu‐ sieurs, elle est l’équivalent du 1,5 degré Celsius à ne pas dé‐ passer pour le climat. Cette cible 30 x 30 a l’avantage de faire naître une image simple et claire grâce à un seul chiffre : pour préserver le vi‐ vant, il faut protéger le terri‐ toire contre l’action humaine.

Toutefois, si l’objectif de protéger 30 % des territoire­s d’ici 2030 est vital pour l’avenir de la diversité biologique, les décideurs politiques feraient une erreur en ne se focalisant que sur cette unique cible.

Elle permet certes aux États de démontrer leur bonne volonté pour la protec‐ tion de l’environnem­ent, mais la plupart des experts s’en‐

tendent pour dire qu’elle ne représente qu’un strict mini‐ mum.

Si on veut inverser la courbe du déclin du monde vivant, on ne peut pas se per‐ mettre d’occulter les 21 autres objectifs, que ce soit la dé‐ croissance de l’utilisatio­n des pesticides, la réduction de la pollution par le plastique ou par les métaux lourds, l’amé‐ nagement du territoire, la res‐ tauration des milieux dégra‐ dés, la réduction de l’introduc‐ tion des espèces envahis‐ santes ou la refonte des modes de production agricole et des régimes alimentair­es.

Aucune des 22 cibles du texte ne peut être bradée, au‐ cune n’est échangeabl­e contre une autre.

La protection de la biodi‐ versité ne peut pas se résu‐ mer au seul principe des aires protégées et c’est précisé‐ ment le sens du texte qui fait l’objet de négociatio­ns à Montréal.

Car au fond, en lisant entre les lignes de ce riche docu‐ ment inspiré par les plus ré‐ centes connaissan­ces scienti‐ fiques, on comprend qu’il ap‐ pelle bien entendu à protéger le territoire mais qu’il incite à une profonde remise en ques‐ tion du modèle économique actuel.

Toutes les cibles sur la table sont essentiell­es à la protection du vivant. Elles sont toutes interdépen‐ dantes, liées les unes aux autres, comme les espèces animales et végétales dans un écosystème.

Surtout, la protection du territoire ne doit pas être une conservati­on de façade. Il s'agit non seulement de pro‐ téger davantage mais avant tout de protéger mieux.

Au Canada et au Québec, par exemple, le grand défi consistera à avoir l’audace de protéger des territoire­s plus sensibles, des aires davantage convoitées pour le dévelop‐ pement ou des zones situées dans le sud du pays, là où ha‐ bite la majorité de la popula‐ tion.

Osera-t-on, par exemple, préserver la rivière Magpie, dans l’est du Québec, que lorgne Hydro-Québec pour y construire d’éventuels bar‐ rages? Trouvera-t-on enfin une solution viable pour pro‐ téger le caribou forestier, quitte à déplaire à l’industrie forestière? Cessera-t-on une fois pour toutes d’assécher les milieux humides au nom du développem­ent périurbain? Protégera-t-on les ceintures vertes des villes de la pression de l’étalement urbain?

Et au-delà de tout ça, il fau‐ dra aussi protéger de façon cohérente. Créer des espaces qui répondent à une véritable connectivi­té, de vrais corri‐ dors, pour réparer les cica‐ trices qui provoquent la frag‐ mentation des habitats.

Ce qui veut forcément dire qu’il faudra aussi protéger des terres privées.

Un exemple de l'ampleur du problème? Aux États-Unis, il y a davantage de personnes employées par les terrains de golf, qui sont d’immenses es‐ paces verts de nature privée, que de rangers qui travaillen­t

dans les parcs nationaux.

Protéger, mais pour qui?

Pour protéger un terri‐ toire, il ne s’agit pas simple‐ ment de le confiner et de le fermer à toute activité. C’est pourtant ce qu’ont fait de nombreux pays au nom de la protection de la diversité bio‐ logique.

C’est une solution qui pa‐ raît commode : empêcher l’ac‐ cès et mettre en quelque sorte une cloche de verre audessus du territoire pour évi‐ ter qu’il soit altéré par toute activité humaine.

La réalité scientifiq­ue ap‐ pelle pourtant à des solutions moins simplistes.

On ne peut pas protéger une aire pour la simple raison que les espèces animales et végétales ont le droit d’exis‐ ter. Pour la plupart des peuples, le territoire revêt aussi un sens culturel, social et économique.

D’où la nécessité d’inclure dans cette grande conversa‐ tion internatio­nale sur la pro‐ tection du vivant les peuples autochtone­s de la planète. Ils sont présents sur tous les continents.

Selon les données des Na‐ tions unies, les endroits dont les peuples autochtone­s sont les gardiens représente­nt en‐ viron 20 % des terres de notre planète, mais ils hébergent jusqu’à 80 % de la biodiversi­té restante du monde.

Leur expérience millénaire en matière de gestion de leurs territoire­s est un savoir essen‐ tiel pour la protection de la nature. Ainsi, il s’agit non pas de cesser totalement de re‐ cueillir les ressources issues de la biodiversi­té mais de le faire dans un souci d’équilibre écologique.

Du Tchad à la Bolivie, de la Nouvelle-Calédonie aux Phi‐ lippines en passant par le Yu‐ kon, la Laponie ou Madagas‐ car, les premiers peuples dé‐ pendent très souvent des res‐ sources de la nature avoisi‐ nante pour vivre. Au fil des siècles, ils ont appris – surtout les femmes, d’ailleurs – à gérer leur territoire pour en assurer la pérennité.

Il est donc souhaitabl­e – et possible – que les connais‐ sances traditionn­elles des Au‐ tochtones soient ainsi inté‐ grées aux connaissan­ces scientifiq­ues modernes pour mieux comprendre le vivant.

Ce n’est pas un hasard si les représenta­nts autoch‐ tones de partout sur la pla‐ nète sont très visibles à la COP15. C’est l’occasion pour eux de se faire entendre. Ils souhaitent que le cadre mon‐ dial sur la biodiversi­té qui est en train d’être négocié à Montréal traduise en mots bien concrets, écrits noir sur blanc dans le texte, cette né‐ cessité d’inclure les Autoch‐ tones dans la gestion et la protection de la nature.

À la COP15 de Montréal, j’ai croisé la géographe Hindou Oumarou Ibrahim, une femme peule du Tchad que je connais depuis plusieurs an‐ nées et qui copréside le Fo‐ rum internatio­nal des peuples autochtone­s sur les change‐ ments climatique­s. Elle m’a fait part de son inquiétude quand je lui ai parlé.

Notre crainte, c’est que les États profitent du prétexte de protéger le territoire pour nous expulser de nos terres. Hindou Oumarou Ibrahim Voilà une véritable préoc‐ cupation, qui souligne toute l’importance d’inclure dans le texte final la question du res‐ pect des droits de la per‐ sonne.

Bien-être

La protection de la vie sur Terre est un problème mon‐ dial et complexe qui appelle à des solutions mondiales… et complexes.

Cela ne devrait pas être un obstacle, puisque c’est non seulement de la santé de la planète qu'il s’agit mais aussi de notre bien-être personnel. La nature nous permet de maintenir notre santé phy‐ sique et mentale, mais le fait de bien la protéger accroît notre bien-être économique.

À l’échelle de nos villes, les études montrent que chaque dollar investi dans la forêt ur‐ baine nous offre l'équivalent de 2 à 10 $ de services publics. Les arbres purifient l'air, re‐ tiennent l'eau et rafraîchis­sent la ville pendant les canicules. Les milieux humides nous protègent contre les inonda‐ tions, les forêts et les océans captent le CO2 et la qualité de notre alimentati­on dépend en bonne partie des insectes pol‐ linisateur­s.

Bref, protéger la nature, prendre soin de notre mai‐ son, ça rapporte.

Ça nous rapporte.

Qui a envie de laisser une maison vide aux êtres aimés?

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