Radio-Canada Info

Gagner la Coupe du monde… et souffrir économique­ment

- François Brousseau

L’Argentine a gagné di‐ manche la Coupe du monde de soccer après ce que plusieurs ont qualifié d’une des plus belles fi‐ nales de l’histoire de ce tournoi.

Elle a fêté sa victoire dans l’euphorie, affichant sans fausse modestie sa supériori‐ té. Mais les réjouissan­ces et la fierté nationale sont une chose. Savoir si un tel triomphe peut aider le pays et sa population en est une autre.

Mon pays est exsangue, la jeunesse est foutue. Il ne nous reste juste le foot et Lio‐ nel Messi pour nous raccro‐ cher à la vie, a dit un fan ar‐ gentin interrogé au Qatar par Radio France internatio­nale.

Une autre opinion de la même tonalité a été recueillie à Buenos Aires par Le Figaro au lendemain de la victoire : Pour une fois qu’on peut être champions du monde d’autre chose que l’inflation !

Ces commentair­es réa‐ listes d’Argentins ordinaires renvoient à une réalité bien connue des spécialist­es qui ont étudié la question. Selon Pascal Boniface, auteur de Géopolitiq­ue du sport (Ar‐ mand Colin 2014), il est faux de dire que ça n’a pas d’im‐ pact, mais illusoire de penser que ça va tout changer.

La stimulatio­n écono‐ mique, le supplément d’en‐ thousiasme et le ciment na‐ tional fournis par un grand succès dans l’arène sportive sont difficiles à mesurer. Par contre, le contraste et le dé‐ couplage entre les succès, même immenses, d’une élite nationale sportive et la situa‐ tion matérielle dans le pays sont souvent frappants.

C’est le cas aujourd’hui, alors que l’Argentine se trouve dans une situation écono‐ mique précaire.

On se plaint et s’inquiète, ces jours-ci en Amérique du Nord ou en Europe, d’une in‐ flation dans les 7 ou 8 pour cent. Mais en Argentine, au rythme actuel, les prix doublent chaque année. Le pays est ravagé par ce fléau, chronique depuis des décen‐ nies, avec une flambée qui en 2022 a atteint les 100 %.

La grande victoire apparaît davantage comme un dériva‐ tif que comme une bougie d’allumage de l’économie réelle.

L’Argentine a également une dette extérieure extrê‐ mement lourde. Certes, c’est un pays moins inégalitai­re que des voisins comme le Chi‐ li ou le Brésil, mais près de 40 % de sa population vit dans la pauvreté (selon les chiffres officiels), avec moins de 500 dollars par mois – soit un dix-millième du salaire de Lionel Messi.

Pays riche… il y a un siècle

Pourtant, dans les années 1920, 30 et 40, l’Argentine était l’un des pays les plus riches du monde. Il se situait dans le peloton des dix, voire des six ou sept grandes économies en valeur absolue, et où la ri‐ chesse par habitant était du même ordre que celle des Américains ou des Français. Un pays qui attirait des cen‐ taines de milliers, voire des millions d’immigrants pauvres d’Europe (Espagne, Pologne, Italie).

Aujourd’hui, selon les clas‐ sements, soit par Produit in‐ térieur brut (PIB) ou par l’In‐ dice du développem­ent hu‐ main (l’IDH du Programme des Nations unies pour le dé‐ veloppemen­t), le pays se classe entre les 60e et 80e rangs avec un revenu moyen par personne qui varie entre 10 000 et 20 000 dollars (selon les méthodes de calcul et le cours du peso). Et dans ce pays, les prix ressemblen­t souvent à ceux de chez nous.

D’où vient cette chute ver‐ tigineuse ?

Il y a bien des facteurs, mais les Argentins vous diront souvent que c’est en raison de la politique. Les gens de gauche soutiennen­t que les gouverneme­nts n’en font pas assez pour les démunis. Il y a également le blâme habituel envers les facteurs internatio‐ naux, comme quoi le FMI, et les États-Unis derrière, étouffent les économies dé‐ pendantes.

Populisme économique et dictature

Plus à droite, on blâme un populisme économique qui serait en quelque sorte dans l’ADN de la nation. On sou‐ tient au contraire que ce sont les politiques supposées de gauche – interventi­onnisme lourd en économie, contrôle des taux de change, contrôle des prix qui souvent ne marche pas ou crée la pénurie – qui étouffent le développe‐ ment et qui ont causé ce mal endémique de l’économie ar‐ gentine qu’est la valse conti‐ nuelle des prix. On peut ajou‐ ter une dette extérieure de l’ordre de 275 milliards de dol‐ lars américains, dont une par‐ tie a été refinancée par le FMI en 2022.

Ce pays, aujourd’hui dé‐ mocratique et où existe l’alter‐ nance au pouvoir, a connu de longues périodes autoritair­es, voire dictatoria­les.

Le populisme argentin, qu’il n’est pas toujours aisé d’étiqueter de gauche ou de droite, a traversé jusqu’à ce jour trois quarts de siècle d’histoire. Il s’agit du péro‐ nisme, un mouvement fondé par Juan Peron, un militaire arrivé au pouvoir dans les an‐ nées 1940, dont le verbe en‐ flammait les foules.

À ne pas confondre, ce‐ pendant, avec les épisodes de véritables dictatures mili‐ taires : la dernière, la plus fé‐ roce, d’idéologie fasciste, a sé‐ vi dans les années 1970 et 1980. C’est d’ailleurs en 1978, sous le dictateur Jorge Videla, que l’Argentine avait gagné sa première Coupe du monde. Le régime militaire en avait fait un exercice magistral de récupérati­on politique, sous le thème de l’unité nationale.

Le péronisme… éternel

Avec la démocratie reve‐ nue dans les années 1980 – comme au Chili et au Brésil – c’est encore et toujours le pé‐ ronisme qui est au pouvoir en 2022, avec le président Alber‐ to Fernandez, un homme qui se réclame explicitem­ent de Juan Peron, un demi-siècle après sa mort.

C’est lui qui, en passant, a rembarré sèchement son ho‐ mologue Emmanuel Macron en lui écrivant : C’est le meilleur qui a gagné ! Pour‐ tant complexés en économie, les Argentins n’ont pas vrai‐ ment le triomphe modeste. Pendant cette fin de Coupe du monde, on a entendu toutes sortes d’histoires sur l’arrogance des vainqueurs et les mauvaises blagues (parfois racistes) à l’encontre des per‐ dants français.

Dans la politique argentine de ce début de XXIe siècle, un personnage sort du rang : c’est la vice-présidente Cristi‐ na Fernandez (sans lien de pa‐ renté avec le président). An‐ cienne présidente (20072015), veuve d’un ancien pré‐ sident – Nestor Kirchner, au pouvoir de 2003 à 2007 – elle a été coup sur coup, cet au‐ tomne, victime d’une tenta‐ tive d’assassinat (en sep‐ tembre), puis condamnée à six ans de prison pour corrup‐ tion (début décembre). Mais la sentence est suspendue et la condamnée est toujours libre – immunité politique oblige !

Avec le président Fernan‐ dez et la famille Kirchner, c’est toujours la tendance péro‐ niste de gauche qui est aux commandes, plus soucieuse de contrôle économique que de libéralism­e – et associée aux déficits des comptes pu‐ blics. Et elle est plutôt antiaméric­aine.

En face – parce que, mal‐ gré son unité actuelle dans la victoire, l’Argentine est divisée politiquem­ent – se trouve le camp anti-péroniste : des libé‐ raux (qui se sont appelés radi‐ caux à d’autres époques) plu‐ tôt pro-américains, qui ont été au pouvoir entre 2015 et 2019 avec Mauricio Macri.

Eux prétendent que l’Ar‐ gentine – pays immensémen­t riche en ressources naturelles -- a surtout besoin de libéra‐ lisme, de liberté économique et politique.

Découplage entre le sport et l’économie réelle

Des études fines ont es‐ sayé de prouver que l’eupho‐ rie nationale, par exemple dans le cas de la France en 2018, avait pu causer pendant un trimestre ou deux une hausse du PIB d’un demi pour cent – peut-être en raison de l’optimisme qui entraîne plus de consommati­on. Après 1998, année de la première victoire de la France à la Coupe du monde, la crois‐ sance avait été forte pendant trois ans. Mais selon les spé‐ cialistes, ce n’était qu’une coïncidenc­e.

Outre l’Argentine, il y a des exemples de séparation et de découplage radical entre les exploits de l’élite sportive d’un pays et la situation sociale des gens ordinaires. La Grèce a ga‐ gné la Coupe d’Europe de soc‐ cer en 2004 (trophée sans doute le plus prestigieu­x après celui de la Coupe du monde), la même année où elle organisait les Jeux olym‐ piques. Quelques années plus tard, un plongeon vertigineu­x amène la moitié de sa popula‐ tion dans la misère. Moins 25 à 30 pour cent de PIB en quelques années, c’est du ja‐ mais vu dans l’Europe d’aprèsguerr­e. Et puis il y a l’Espagne – à un degré moindre, mais pas très loin – qui a gagné la Coupe du monde en 2010, alors qu’elle connaissai­t une dépression économique dont elle ne se sortira que quelques années plus tard.

Bravo à l’équipe d’Argen‐ tine ! Mais ça ne mettra pas forcément plus d’empanadas dans les assiettes des Argen‐ tins.

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