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La révolution de la décroissan­ce pourrait bien finir par arriver

- Laurence Niosi

La décroissan­ce. Le concept n’est pas nouveau, mais les experts et la popu‐ lation s’y intéressen­t de plus en plus. Dans une éco‐ nomie fondée sur la crois‐ sance tous azimuts, la dé‐ croissance est-elle envisa‐ geable? En pleine période des Fêtes – et de surcon‐ sommation – nous avons posé la question au socio‐ logue Éric Pineault, profes‐ seur à l'Institut des sciences de l'environne‐ ment de l'Université du Québec à Montréal. Laurence Niosi : Com‐ ment définir la décrois‐ sance? Éric Pineault :

Il y a deux niveaux. Le dé veut dire sortir, défaire quelque chose. On veut défaire l’hégémonie, la domination de la croissance économique comme manière obligée d’aborder nos enjeux de société. C’est quelque chose qui s’est installé dans le cadre de la guerre froide, c’est un carcan qu’il faut faire sau‐ ter.

La seconde idée, c’est qu’il faut une diminution de la ma‐ tière qu'on extrait, des terres qu’on transforme et qu’on oc‐ cupe, et il doit y avoir une ré‐ duction de l’énergie qu’on produit dans les pays riches. On sait que miser sur les changement­s technologi­ques, ça ne marche pas : il faut des changement­s de comporte‐ ments, des changement­s d’institutio­ns et une modifica‐ tion des règles économique­s de base.

L.N. : Avez-vous des exemples concrets? E.P.

: Moi, je ne demande rien aux gens dans leurs com‐ portements quotidiens, je ne suis pas un prédicateu­r, mais comme collectif, je demande plein de choses. Il y a des gens qui ne peuvent pas acheter moins parce qu'ils achètent juste la base dont ils ont be‐ soin pour vivre. Mais prenons

l’exemple d’un grille-pain. Di‐ sons que je voudrais un grillepain que je puisse réparer moi-même. Là, ça va me prendre des jours de re‐ cherches pour en trouver un qui n’a pas les fameuses vis qui éclatent dès qu'on les touche. Donc, je suis pris avec des grille-pain que je jette tous les deux ans. Alors ce que j'aimerais, c'est qu'il y ait une loi au Québec sur la répa‐ rabilité des objets du quoti‐ dien.

L.N. Et on fait quoi de la surconsomm­ation autour du Boxing Day? E.P.

: C’est sûr que ça prend quand même des gens qui se donnent des cadeaux faits main, ou seconde main, qui résistent au Boxing Day; donc oui à l'initiative indivi‐ duelle. L’exemplarit­é, c’est im‐ portant : chaque petit geste compte dans le domaine de l‘environnem­ent. Mais ça passe surtout par les poli‐ tiques publiques, des change‐ ments d’institutio­ns. Or, ça va nous bouleverse­r, ça va être révolution­naire, il va y avoir du conflit. Par exemple, pour moi, le Walmart ou les grandes entreprise­s ne sont pas compatible­s avec la dé‐ croissance. Nos régimes de re‐ traite sont basés sur la crois‐ sance, les grandes institutio­ns financière­s. C’est gros, c’est un changement radical. C’est comme le communisme dans les années 1920, c’est l'épou‐ vantail qui fait peur. Mais il faut cette fois que le change‐ ment soit démocratiq­ue, qu'il y ait adhésion. On ne peut pas imposer ça. Donc le chan‐ gement ne se fera pas par les armes, mais il va y avoir des manifestat­ions, des grèves. On a vu le mini-débat autour de la Fonderie Horne au Qué‐ bec. Et on va voir ça de plus en plus.

L.N. : On fait quoi pour décroître quand on n'a pas accès aux richesses? Cela ne risque pas d'augmenter les inégalités? E.P.

: Non, ça réduit les in‐ égalités. La décroissan­ce ar‐ rive avec une idée de revenu et de richesse maximum. Après la Seconde Guerre mondiale, en Amérique du Nord, on a vu l’imposition marginale – la tranche d'im‐ position pour les revenus les plus élevés – augmenter à 94 %. Ça a correspond­u à la réduction des inégalités. Ça a duré jusqu'aux années 1980. Et maintenant, les inégalités reviennent. On commence à ressembler aux années 1920, juste avant le fascisme et les instabilit­és politiques créés par les inégalités.

L.N. : Est-ce qu’on peut freiner notre croissance en conservant notre qualité de vie? E.P.

Oui, mais ça dépend comment on définit la qualité de vie. Quand on mesure la qualité de vie, on a plusieurs indicateur­s. On peut prendre le PIB per capita, et là, on dit qu'il y a un lien fort entre la croissance et le bien-être. Mais, depuis des années, on a des études en économie qui ont pris d'autres indicateur­s, et on se ramasse toujours avec la même courbe. Si on prend la santé, et sur un autre axe le PIB, eh bien, à partir d’un moment, il n’y a plus de gains, la croissance écono‐ mique ne donne plus rien au niveau de la santé. Même chose avec le sentiment sub‐ jectif du bonheur. On a sondé les population­s : on arrive avec la même courbe. Puis là, il faut se poser la question : c'est quoi après ça qui peut augmenter ou diminuer le bien-être si ce n’est pas la croissance?

L.N. : On en parle de plus en plus de la décrois‐ sance, notamment à la COP15, à Montréal, ce moisci. E.P.

: C'est présent. Ça ne fait pas partie de négociatio­ns politiques, mais dans les à-cô‐ tés, c’est omniprésen­t beau‐ coup plus que les années au‐ paravant. Pourquoi? Ça cor‐ respond à la trajectoir­e de la décroissan­ce comme champ qui a beaucoup changé ces 15 dernières années. C’est passé d’une critique sociale spontanée d’un mode de dé‐ veloppemen­t et ça s’est ancré dans les travaux, et ça a été repris dans les rapports offi‐ ciels. C’est ça qui a changé.

Et ça renvoie à une notion clé, c’est celle de découplage : c’est un concept en science de l’environnem­ent, promu par des grandes entreprise­s et gouverneme­nts encore au‐ jourd’hui, qu'il est possible de détacher la croissance écono‐ mique des impacts environ‐ nementaux, et même que la croissance peut bénéficier à la nature. Mais dans le domaine scientifiq­ue, plus personne ne défend ça. On assiste depuis 10 ans à un changement de paradigme, du découplage à la décroissan­ce.

La société n'est peut-être pas encore là, mais la science est là. Et c’est comme bien des idées, si on avait dit à un homme en 1910 que les femmes allaient participer à la politique, il aurait dit impos‐ sible. Il y a des points de bas‐ cule à un moment donné, et ça s’accélère.

Cette entrevue a été édi‐ tée et condensée afin d'assu‐ rer sa clarté.

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