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« Adieu Ivan! » ou le deuil d’une grande soeur

- Sylvain Desjardins

Il avait 22 ans. Il s’appelait Ivan Kapitanchu­k. Il est mort au combat il y a plus de 10 mois et la douleur fa‐ miliale est toujours vive.

Sa grande soeur Halyna nous a donné rendez-vous aux abords de sa tombe, au cimetière de Polianytsi­a, un petit village niché dans les montagnes du Sud-Ouest ukrainien.

Il m’avait téléphoné le 6 mars, en début de soirée, pour prendre des nouvelles de la famille, raconte-t-elle. Il semblait nerveux. Il avait peur que son téléphone soit repéré par l’ennemi. Il a dit qu’il allait me rappeler le lendemain.

L’appel n’est jamais venu. Le 7 mars, en journée, Ivan et ses frères d’armes se sont re‐ trouvés face à un tank russe, dans la région de la capitale, Kiev. Leur véhicule militaire ne faisait pas le poids. Ils ont été pulvérisés par un tir de canon.

Je n’avais plus de nouvelles de lui depuis plus de deux se‐ maines. Mes trois soeurs et moi étions très inquiètes, ra‐ conte Halyna. Et puis, le 24 mars, le maire et le préfet de la région sont arrivés à la maison. Ils ont dit qu'Ivan manquait à l’appel. Nous étions dévastées.

Son corps a été retrouvé le lendemain, puis transporté au village. Les funéraille­s ont eu lieu le surlendema­in.

Ivan était le seul homme de la famille. Leur père est dé‐ cédé quand il était encore un bébé. Ivan partageait son sa‐ laire et ses conseils avec ses soeurs. C’est lui qui tenait la fa‐ mille de cinq enfants soudée, ajoute Halyna.

Lors de ses funéraille­s, des gens de toute la région sont venus lui rendre hommage.

Il avait été mobilisé par l’armée ukrainienn­e dès le dé‐ but de l’invasion russe, le 24 février, puisqu’il remplissai­t tous les critères : il avait fait son service militaire, il était jeune, en pleine forme, sans trop de responsabi­lités. Et il n’avait pas rechigné.

Sa soeur nous dit qu’il était très motivé, qu’il souhaitait al‐ ler défendre son pays. Et puis elle craque, elle a du mal à parler : Je n’ai qu’une ques‐ tion : pourquoi? Pourquoi lui? Pourquoi la vie est-elle si in‐ juste? Il était gentil, généreux!

Son petit filet de voix se perd dans le vent qui balaie le cimetière.

L’église en bois, le décor bucolique, la petite vie rurale paisible, tout autour nous ra‐ conte son désarroi. Halyna Kapitanchu­k trouve cette guerre stupide et inutile.

Je hais les Russes. Ils ont tout bouleversé, ici. Je ne veux pas les voir, je ne veux pas en‐ tendre parler d’eux, je vou‐ drais que la Russie n’existe plus!

Halyna, soeur d'Ivan Kapi‐ tanchuk

Le préfet de la région connaît bien la famille Kapi‐ tanchuk. Il sait la peine qui af‐ flige ses membres. C’est lui qui est allé leur annoncer la mort d’Ivan à la fin de mars. Il tient pourtant à transmettr­e un message positif, presque naïf. Ici, c'est Dieu qui nous pro‐ tège. Les Russes nous privent d’électricit­é, ils voudraient qu’on crève de froid et qu’on se rende. Vous avez vu comme il fait beau et doux cet hiver, même ici, dans les mon‐ tagnes? C’est Dieu qui fait ça.

Soixante-cinq hommes de cette commune monta‐ gnarde, qui compte 5000 ha‐ bitants, ont été mobilisés de‐ puis le 24 février. Un deuxième est mort au champ de bataille, tout récemment. Sa dépouille a été enterrée juste à côté de celle d’Ivan Ka‐ pitanchuk.

Plus de 13 000 soldats ukrainiens sont morts dans cette guerre jusqu’à mainte‐ nant. Rien pour apaiser la peine de Halyna, la grande soeur inconsolab­le.

Il disait toujours : tout va bien aller, tout va bien aller… Ce n’est plus le cas, mainte‐ nant.

Halyna, soeur d'Ivan Kapi‐ tanchuk

en gardant des enfants, constate Eugene Czolij, consul honoraire d’Ukraine à Mont‐ réal.

Pour les personnes qui ne parlent que l’ukrainien, c’est surtout dans les usines qu’elles sont embauchées, d’après lui.

Et c’est le niveau de connaissan­ce préalable du français ou de l’anglais qui change la donne. C’est un cri‐ tère important qui influence la possibilit­é de trouver un emploi et le type d’emploi qu’on peut trouver, soutient M. Czolij.

Pour faciliter l’accès à l’em‐ ploi, le consulat ukrainien met des entreprise­s d’ici en lien avec des réfugiés en diffusant des offres sur le web, par l'in‐ termédiair­e des réseaux so‐

ciaux notamment.

Travailler jour et nuit

Adil et sa conjointe Tetiana sont venus chercher des vête‐ ments, des couches et de la nourriture à l’église, comme tous les mois depuis leur arri‐ vée, en juin 2022.

Tous deux trentenair­es, ils ont fui, avec leur fils aîné, la pire ville d’Ukraine, comme le dit Adil : Marioupol, qui a été assiégée pendant quatre mois et pilonnée par l’armée russe.

Nous avons tout perdu, confie Adil, ancienneme­nt propriétai­re d’une agence de voyages. Tetiana a même per‐ du son père, ajoute-t-il dans un anglais impeccable. Leur bébé de quatre mois se met à pleurer. Tetiana le berce dou‐ cement.

Il y a tellement de défis pour nous ici, soupire Adil. Ma femme ne travaille pas, car elle s’occupe des enfants. [...] Moi, je travaille le jour dans une cuisine, comme assistant du chef, et la nuit, je fais des li‐ vraisons. Mais c’est cher vivre ici et je fais tout ça seul, je ne peux pas me reposer, c’est dif‐ ficile, admet-il.

Même s’ils ont trouvé un appartemen­t, Adil ne se fait pas d’illusions. On peut facile‐ ment se retrouver à la rue si on ne réussit pas à payer le loyer, craint le père de famille.

Adil et Tetiana comptent tout de même s’établir ici pour de bon. Le Canada est un pays sûr qui offre beau‐ coup d’occasions. C’est bien pour nos enfants, ils peuvent étudier gratuiteme­nt, il y a des soins de santé gratuits, af‐ firme Adil, plein d’espoir.

Des besoins criants, des dons qui s'essoufflen­t

Avec le conflit qui s’enlise, les Ukrainiens qui arrivent ont besoin de tout. Des matelas, de la nourriture, des produits d’hygiène, des bottes, des manteaux, des lits…, énumère Emilia Pivtorak, qui dirige l’église Saint-Michel-Archange avec son mari, qui est pas‐ teur.

Ce sont les couches pour jeunes enfants et la nourri‐ ture pour bébé qui sont les plus demandées. Et Mme Piv‐ torak doit rediriger plusieurs familles vers les banques ali‐ mentaires, car l’église dispose de peu de nourriture.

Maintenant, de plus en plus de réfugiés viennent à Montréal, parce qu’en Ukraine, il fait froid, il [manque] d’électricit­é, estime Mme Pivtorak.

Selon ses observatio­ns, les réfugiés qui venaient chercher de l'aide à l'église le printemps et l'été derniers provenaien­t surtout de l’est de l’Ukraine. Désormais, ils viennent de partout au pays.

Merci aux Québécois, mer‐ ci, merci, insiste-t-elle, recon‐ naissante des dons généreux du début de la guerre.

Mais force est de constater qu’ils ont diminué depuis un an, tandis que les besoins, eux, demeurent criants.

Merci à Arsenii Pivtorak pour son aide d’interprète.

À lire et voir aussi :

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