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Au Maroc, une petite révolution se trame, un tajine à la fois

- Myriam Fimbry

Un petit jardin intérieur, des tables et des poufs co‐ lorés à l’abri du soleil, une cuisine aux portes ou‐ vertes sur la cour et un four à pain traditionn­el. C’est le décor du restau‐ rant Tawesna, au village d’Aït Ben Haddou, dans le Sud-Est marocain. Ici, un tajine à la fois, se trame une petite révolution fémi‐ nine.

Tawesna veut dire savoirfair­e en berbère. On veut va‐ loriser le savoir-faire des femmes, explique Laila Azdou, gérante du restaurant soli‐ daire. Quand on demande aux femmes ce qu’elles savent faire, elles disent : rien, on ne fait rien. Et pourtant elles tra‐ vaillent toute la journée à la maison, elles s’occupent de tout! Pour elles, un travail, c’est gagner de l’argent.

D’où l’idée de leur donner l’occasion d’en gagner un peu, de l’argent. De les faire sortir de leur maison quelques heures par semaine, pour leur faire prendre conscience de la valeur de leur précieux savoirfair­e : la cuisine.

Avec l’Associatio­n des femmes du village et le sou‐ tien d’un collectif marocain pour le développem­ent rural, We speak citizen, Laila Azdou a lancé le salon de thé Tawes‐ na en 2018, au pied de la for‐ teresse du village, classée pa‐ trimoine de l’UNESCO. Les touristes passent devant et les clients ne manquent pas.

Après seulement 10 mois d’activité, les femmes avaient assez d’argent pour faire construire la cuisine. Le salon de thé est devenu un restau‐ rant qui sert des repas cuisi‐ nés le jour même avec des produits locaux. Ici, ce sont les femmes qui font tout et décident de tout, pour acqué‐ rir d’autres savoirs, comme la comptabili­té. Elles gèrent les revenus et les réinvestis­sent dans leur projet.

Une quarantain­e de femmes au total se relaient en cuisine. Elles viennent cha‐ cune trois heures par se‐ maine, ce qui peut paraître peu, mais c’est assez pour changer les choses. Avant, elles travaillai­ent juste à la maison et n’avaient pas de re‐ venu, rappelle Laila.

Qu’est-ce qu’elles font maintenant, avec ce revenu? Maintenant, elles sont indé‐ pendantes, elles ont de l’ar‐ gent de poche… Elles peuvent faire ce qu’elles veulent avec cet argent, même faire un beau geste à leur mari, ré‐ pond Laila, un petit cadeau, ou de quoi préparer un gâ‐ teau ou un délicieux plat.

Elles peuvent aussi se faire plaisir, acheter des choses pour elles-mêmes, s’empresse d’ajouter Laila. Des femmes, avant, n’avaient pas de télé‐ phone portable, mais grâce à leur travail à Tawesna, presque toutes les femmes maintenant ont un portable, illustre-t-elle.

En cuisine, les employées sont habillées d’une tunique bleu roi brodée de motifs ber‐ bères. Au son des marmites qui sifflent, Nadia et Zara s’ac‐ tivent à préparer le tajine poulet citron pour ce midi. Nous sommes très contentes! dit fièrement Nadia, le hijab couleur moutarde. Comme chef cuisinière, c’est l’une des rares employées à temps plein. Gagner de l’argent lui confère une certaine autono‐ mie : Oui, ça change la vie!

Je n’ai pas besoin d’at‐ tendre mon mari pour lui de‐ mander : donne-moi de l’ar‐ gent. Quand je veux quelque chose, je vais l’acheter moimême, avec mon argent.

Nadia, chef cuisinière, res‐ taurant Tawesna

Son mari tient une bou‐ tique dans le village. Il s’oc‐ cupe d’aller chercher leur fils à l’école et participe un peu plus aux tâches de la maison. On se fâche pas, alamdulila­h! On est très contents, répète Na‐ dia. Elle veille à préparer à manger pour son mari et son fils, avant de partir au travail et à son retour le soir.

Ce qui peut paraître évident à bien des femmes occidental­es ou à des femmes marocaines urbaines, actives sur le marché du travail, est ici un petit exploit.

Il n’y a pas si longtemps, toutes les petites filles d’Aït Ben Haddou et des autres vil‐ lages de la région arrêtaient l’école après le primaire pour rester à la maison, contraire‐ ment aux garçons, que les fa‐ milles laissaient aller au col‐ lège à Ouarzazate, à 30 kilo‐ mètres de là.

J’ai été la première de ma génération à poursuivre mes études au secondaire, dit Laila Azdou, 40 ans. Grâce à mon père, qui voulait que j’étudie, que je m’exprime, que je ne sois pas timide.

Elle a étudié la littératur­e française à l’Université d’Aga‐ dir, à 350 km, enseigné pen‐ dant six ans le français à des enfants, avant de revenir s’installer dans son village, afin de contribuer au déve‐ loppement local et à l’amélio‐ ration des conditions de vie des femmes.

Ce projet-là était, com‐ ment dire… une révolution, poursuit Laila Azdou. Faire sortir les femmes de la mai‐ son, pour qu’elles travaillen­t avec des gens de différente­s nationalit­és, c’était quelque chose de nouveau. Qui faisait peur. Les femmes devaient vaincre leur propre timidité. Avant, quand les clients arri‐ vaient, elles se cachaient, elles ne voulaient même pas com‐ muniquer avec les autres! Maintenant, elles peuvent parler à des étrangers, à l’aise.

Et s’il y avait des hommes ou des maris réticents au dé‐ part, ils voient ce que le projet est devenu et sont les pre‐ miers maintenant à vouloir que leur femme travaille comme les autres! dit Laila en riant. Elle a une liste d’attente de 40 femmes désireuses de participer à leur tour.

Houria Armani, 28 ans, a récemment laissé sa place, après avoir passé deux ans au restaurant Tawesna. Cette jeune femme au sourire ra‐ dieux, originaire d’Aït Ben Haddou, n’avait pas beau‐ coup de scolarité, juste l’école primaire. Elle a rejoint le mi‐ lieu associatif à l’âge de 15 ans, une expérience forma‐ trice. Surtout, j’ai consolidé mon caractère, dit-elle, je sen‐ tais que j’avais mon mot à dire, on m’écoutait, je prenais des initiative­s et je me sentais de plus en plus valorisée.

Elle a décidé d’apprendre l’anglais et de suivre une for‐ mation en coiffure, à Ouar‐ zazate. Aujourd’hui, elle ac‐ cueille les visiteurs à la toute nouvelle Maison de l’Oralité, en haut du Ksar d’Aït Ben Haddou, un petit musée qui met en valeur le patrimoine immatériel de la région et du Maroc.

Je me sens indépendan­te, c’est très important, dit Hou‐ ria Amrani. L’argent que je gagne, c’est pour moi. Je ne le donne pas à ma famille. Elle en utilise une partie pour rembourser sa formation en coiffure. Elle vit encore chez ses parents, mais elle fait des projets. Mon but c’est de vivre en appartemen­t et peut-être de me marier un jour.

Le mariage, peut-être. Houria ne semble subir au‐ cune pression sociale pour se dépêcher de trouver un mari. Mes parents sont très fiers de moi, parce qu’ils ont vu com‐ ment j’étais, et ce que je suis devenue. Y a aussi tout l’en‐ tourage, les voisins… Mon père, quand il entend parler de moi, les gens disent : ah, votre fille, bravo, tout ce qu'elle fait! Donc il se sent très orgueilleu­x et ça me rend heureuse.

Une femme artiste

À quelques rues de là, on passe devant la galerie d’art d’Hafida Zizi. Une artistepei­ntre autodidact­e de 46 ans, mère de trois grands enfants, divorcée.

Elle a commencé à exposer ses peintures sur le tard, à la

mi-trentaine, dans sa ville na‐ tale de la région de l’Atlas, Imilchil, puis à Casablanca, Marrakech et Agadir. Ses ta‐ bleaux d’art naïf, aux couleurs vives ou en noir et blanc, sont allés jusqu’en France et en Australie.

Ça a complèteme­nt cham‐ boulé ma vie, confie-t-elle, émue. Du moment où j’ai commencé à peindre, j’ai com‐ mencé à me connaître, à dé‐ velopper mes qualités et à forger mon caractère. Je suis vraiment devenue quelqu’un d’autre.

Avant, Hafida Zizi avait du mal à prendre des décisions. Mais quand j’ai commencé à dessiner, à me construire en tant qu’artiste, c’est devenu beaucoup plus facile. J’arrive maintenant à prendre des dé‐ cisions dans ma vie.

– Quel genre de décisions, des décisions difficiles?

– La plus grande décision, c’était de décider de divorcer. J’ai eu la force de prendre cette décision, qui n’est pas facile. J’ai réussi à le faire.

Elle était mariée depuis 21 ans. Il fallait faire face à la vie. Je n’ai pas étudié, je suis autodidact­e, d’un milieu mo‐ deste, j’ai tous les handicaps. Mais l’art m’a permis de dé‐ passer ces difficulté­s. Au‐ jourd’hui, elle réussit à gagner sa vie en tant qu’artiste.

Il y a six ans, elle a eu un coup de coeur en visitant Aït Ben Haddou. Elle a décidé de s’y installer et de quitter Mar‐ rakech où elle vivait. Une autre décision qu’elle ne re‐ grette pas. Elle s’y sent bien.

Une femme modéliste

Une autre femme qui réa‐ lise son rêve, c’est Aicha Baa‐ bouz. Assise derrière sa ma‐ chine à coudre dans une bou‐ tique de vêtements, elle re‐ hausse de broderies berbères une longue veste bleu roi en lin. Elle crée et coud des ha‐ bits pour femmes, hommes et enfants, dans un style sobre, à la fois traditionn­el et mo‐ derne.

Aicha Baabouz avait elle aussi arrêté l’école très jeune, puis travaillé quelques années comme cuisinière dans un hô‐ tel, mais elle ne voulait pas faire ce travail toute sa vie. Avec déterminat­ion et persé‐ vérance, elle est retournée sur les bancs de l’école à l’âge de 36 ans. Elle a suivi une forma‐ tion de modélisme à Ouar‐ zazate, à 30 kilomètres de son village natal. Le coût du taxi collectif pour s’y rendre, quelques euros, n’était pas le principal obstacle à surmon‐ ter.

C’était très dur au début. Je n’arrivais pas à prendre un taxi toute seule, je n’ai pas l’habitude, alors mon frère ve‐ nait avec moi tous les jours, dit-elle en commençant à pleurer. Ouarzazate, pour moi, c’était une grande ville, chaotique, je ne connaissai­s pas les codes, j’étais complè‐ tement perdue. J’y allais tous les jours à reculons.

Son frère et sa famille l’ont encouragée à ne pas lâcher et à prendre confiance en elle. Sans eux, je ne l’aurais pas fait. L’organisme marocain We speak citizen lui a offert un voyage à Casablanca pour participer à une vente-exposi‐ tion, où elle a fait de bonnes ventes, qui lui ont permis d’in‐ vestir dans sa boutique.

Elle a maintenant 40 ans et vend ses créations. Elle a créé sa propre marque : Tignit n Ai‐ cha, qui veut dire la couture d’Aicha en berbère. Quand elle parle de son travail, elle re‐ trouve le sourire. Ça me rend heureuse, c’est ma passion et je travaille sans compter les heures, des fois jusqu’à mi‐ nuit. À chaque fois que j’ai une idée, je sens que je dois y aller, je vais coudre, j’ai besoin d’être créative.

Elle ne peut pas encore dire qu’elle en vit à 100 %. Mais petit à petit, elle acquiert une autonomie financière. Son bénéfice, elle l’investit dans des tissus. D’ailleurs, elle se rend maintenant toute seule à Marrakech pour en acheter et c’est bien plus loin que Ouarzazate.

Son petit frère Mohamed Baabouz, 29 ans, entre dans la boutique. Si on lui demande pourquoi il a fait tout ça pour sa soeur, l’accompagne­r en taxi, l’attendre pendant sa for‐ mation, il répond qu’il ne pou‐ vait pas faire autrement.

Ma soeur avait un rêve, elle voulait absolument y arriver et je me devais, toute la fa‐ mille se devait de la soutenir. C’est un projet où nousmêmes on se sent investis, on est derrière elle! dit-il, avant de la serrer dans ses bras. Que pense-t-il de sa réussite? Franchemen­t, moi, je suis très très fier d’elle.

Écoutez le reportage de Myriam Fimbry à Désautels le dimanche

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