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Le combat des femmes au combat

- Sylvain Desjardins

KIEV , Ukraine - C’est un moment important pour les dirigeante­s de l’Associa‐ tion des femmes vétéranes d’Ukraine : ce matin, le vé‐ hicule blindé qu’elles ont réussi à acheter grâce à des dons part au front avec tout l’équipement d’ur‐ gence nécessaire pour l’évacuation de blessés de guerre.

Ce camion d’un autre âge, qui a autrefois appartenu à l’armée britanniqu­e, est une bouée de sauvetage pour les secouriste­s. La vice-prési‐ dente de cette organisati­on, Kateryna Pryimak, en sait quelque chose. Elle était au front, à Kherson, l’automne dernier, au pire des combats, en tant que secouriste.

Il y a tellement peu de vé‐ hicules appropriés pour trans‐ porter les blessés vers les hô‐ pitaux que certains soldats meurent au bord de la route après trois, quatre, cinq heures d’attente.

Cette jeune femme frêle mais énergique semble en‐ core ébranlée par son expé‐ rience au front. Certains jours, l’aviation russe pouvait mener jusqu’à 25 attaques contre nous. C’était plus dangereux d’être sur la route que de combattre dans les tranchées, souligne-t-elle. Nous n’avions aucun véhicule blindé!

Une impression de vivre la troisième guerre mondiale avec des moyens de protec‐ tion de l’époque de la Pre‐ mière Guerre.

Kateryna fait partie de ces milliers de jeunes militants de la place Maïdan qui ont récla‐ mé et obtenu le départ de l’ancien premier ministre pro‐ russe Viktor Ianoukovit­ch en 2014. Elle a très mal vécu l’invasion russe de la Crimée dans les mois suivants. Elle s’est donc engagée, comme de nombreux autres jeunes, dont beaucoup de filles, en tant que bénévole auprès de l’armée ukrainienn­e.

Kateryna a choisi de suivre une formation de secouriste. Elle a été aux premières loges pour observer les injustices faites aux femmes. Le pro‐ blème n’est pas tant au front, souligne-t-elle, c’est dans les hautes sphères militaires que le sexisme est le pire.

Les femmes qui souhai‐ taient combattre devaient ac‐ cepter de signer un contrat de cuisinière ou de femme de ménage. Sur papier, aucun autre type de poste pour elles. Dans les faits, on accep‐ tait qu’elles aillent se battre, mais sans les honneurs et la reconnaiss­ance.

Un homme qui veut se battre, c’est normal et valori‐ sé. Mais pour une femme, c’est suspect.

Kateryna Pryimak

Kateryna a formé un groupe de revendicat­ion, Le bataillon invisible, et a réussi, en 2018, après des années d’efforts, à faire changer les règles. Officielle­ment, les femmes ukrainienn­es ont au‐ jourd’hui accès à une soixan‐ taine de catégories d’emplois non traditionn­els, dont des postes de combat.

L’associatio­n que dirige Ka‐ teryna Pryimak mène aussi d’autres combats au sein de l’armée : l’accès à la formation universita­ire et aux postes de direction, entre autres.

De manière plus pro‐ saïque, le groupe demande aussi que les femmes au com‐ bat aient droit à des produits d’hygiène féminine. Des cou‐ turières bénévoles de cette associatio­n s’activent présen‐ tement à confection­ner des uniformes d’hiver conçus pour la morphologi­e fémi‐ nine, une autre demande ju‐ gée irrecevabl­e à ce jour.

Il y a encore beaucoup de misogynie systémique dans l’armée, précise la militante aguerrie.

Imaginez-vous que les sol‐ dates ukrainienn­es doivent porter des chaussures et des sous-vêtements pour hommes! lance Ksenia Draga‐ niuk, 27 ans, dans un entre‐ pôt de l’ONG Zemliachky (Compatriot­e, en français) qu’elle a fondée avec son conjoint, à Kiev.

Les deux sont originaire­s de villes du sud et de l’est, au‐ jourd’hui ravagées par les bombardeme­nts. Au début de l’invasion russe, cette jeune journalist­e a décidé de mettre son talent au service des femmes parties au champ de bataille : échanger avec elles par Internet et publier leurs témoignage­s sur le ré‐ seau Instagram. Sa petite idée a fait boule de neige. Elle est aujourd’hui en contact avec 4000 combattant­es!

Je me suis vite rendu compte qu’elles manquaient de beaucoup de choses, sur‐ tout des produits d’hygiène féminine, dit-elle. Elles m’en parlaient toutes.

Avec son conjoint Andrii Kolasnyk, elle a donc lancé sa petite entreprise dans le but d’amasser les articles requis. Des compagnies ukrainienn­es et étrangères ont vite répon‐ du à leur appel. Avec un groupe de huit bénévoles, ils préparent de 30 à 40 colis par jour qui sont envoyés directe‐ ment à celles qui en font la demande.

Cette guerre a pour effet de changer l’image de notre armée nationale. Ce n’est plus seulement l’affaire des hommes.

Andrii Kolasnyk

Ksenia continue de publier des histoires de combat‐ tantes. Elle reçoit parfois des vidéos. On peut en voir cer‐ taines danser dans les tran‐ chées. Et ce ne sont pas que des jeunes dans la vingtaine, assure Ksenia. Il y en a qui ont la cinquantai­ne, assure-t-elle.

Elle dit que plusieurs n’ont pas eu le choix de s’impliquer puisque leurs villages étaient envahis.

Beaucoup le font par ins‐ tinct maternel, pour protéger leurs enfants, ajoute Ksenia. Elles lui disent qu’elles sont en général très bien acceptées par leurs frères d’armes. Quand vient le temps de com‐ battre, il n’y a plus de diffé‐ rence entre les hommes et les femmes, nous assure Ksenia, qui recueille soigneusem­ent les confidence­s de ces femmes.

L’armée ukrainienn­e comptait 200 000 membres au début du conflit, dont 40 000 femmes. Environ 5000 d’entre elles sont en pre‐ mière ligne. La situation a grandement évolué de‐ puis 2014.

Il y a encore beaucoup de place pour l’avancement des droits des femmes dans la so‐ ciété ukrainienn­e, selon Kate‐ ryna Pryimak et ses collègues de l’Associatio­n des femmes vétéranes. Mais les choses avancent très vite aussi, selon elle. Par nécessité.

Pour ce qui est de revendi‐ cations comme l’équité sala‐ riale, par exemple, on y vien‐ dra plus tard, assure Ksenia Draganiuk, pour l’instant, il faut d’abord gagner cette guerre.

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