Convoi des camionneurs : la genèse d’une crise sans précédent
23 janvier 2022. Un convoi de camionneurs prend la route de la Colombie-Bri‐ tannique pour arriver à Ot‐ tawa, cinq jours plus tard. À ce moment, bien malin celui qui aurait pu prédire que la manifestation allait se transformer en occupa‐ tion du centre-ville.
Tout au long de son voyage vers la capitale natio‐ nale, le convoi est parvenu à rallier de nombreux Cana‐ diens dans leur opposition à la vaccination obligatoire des camionneurs, et ce, sans s’at‐ tirer les foudres des autorités policières.
Ils se sont bien comportés. La dynamique était joviale. Il n’y avait aucune indication qu’il allait y avoir des pro‐ blèmes à Ottawa, explique l’ancien chef de la police d’Ot‐ tawa, Charles Bordeleau, à la retraite depuis 2019.
Celui qui l’a remplacé, Pe‐ ter Sloly, disait, 48 heures avant le début du convoi, avoir bon espoir de gérer la si‐ tuation. L’avenir lui a donné tort. Critiqué de toute part face à une crise qui s’enlisait, il a finalement démissionné au 19e jour de l’occupation.
Les tactiques des manifes‐ tants n’avaient jamais été uti‐ lisées auparavant au Canada. Utiliser les camionneurs, le bruit, intimider les citoyens et les commerçants, c’était du ja‐ mais vu au Canada.
Charles Bordeleau, ex-chef du Service de police d’Ottawa
Le politologue Frédérick Guillaume Dufour explique que certains mouvements contestataires avaient déjà vu le jour ailleurs dans le monde, que ce soit en Europe ou aux États-Unis. Selon lui, ce n’était qu’une question de temps avant que cette fièvre at‐ teigne le Canada.
L’invasion du Capitole, à Washington, a été célébrée par les réseaux libertariens à travers le globe. Plusieurs voulaient imiter cela. Ces ré‐ seaux, et ceux de droite radi‐ cale, sont très liés aux ÉtatsUnis et au Canada, détaille le professeur au département de sociologie à l’Université du Québec à Montréal.
Ce happening a permis aux communautés virtuelles de se rencontrer pour célé‐ brer. Ces gens n’étaient pas des groupes anarchistes. Il y avait même une mouvance un peu plus hippie.
Frédérick Guillaume Du‐ four, politologue
À Ottawa, le convoi des ca‐ mionneurs comptait plusieurs têtes dirigeantes qui met‐ taient de l’avant un éventail de revendications différentes. De ce fait, les citoyens pou‐ vaient se rattacher à la figure de proue qui leur convenait le mieux.
Des organisateurs disaient vouloir rester à Ottawa jus‐ qu’au moment où ils auraient eu gain de cause sur l’obliga‐ tion vaccinale. Un organisa‐ teur voulait le démantèle‐ ment du gouvernement fédé‐ ral. D’autres voulaient répéter l’assaut du Capitole, se sou‐ vient l’ex-sous-commissaire adjoint à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), Pierre-Yves Bourduas.
Selon lui, les déclarations plus radicales revendiquées haut et fort sur les réseaux sociaux de certains organisa‐ teurs auraient dû être prises au sérieux.
Une erreur importante
L’ancien haut gradé à la GRC a d’ailleurs noté une er‐ reur importante de la police, lorsqu’elle a laissé les camion‐ neurs se stationner sur la rue Wellington, une procédure in‐ habituelle.
Ça m’a énormément sur‐ pris. Pendant les festivités de la fête du Canada, il y a tou‐ jours un quadrilatère autour du parlement pour s’assurer que les véhicules n’aient pas accès à la rue Wellington, ra‐ conte-t-il, se demandant pourquoi le même protocole n’a pas été établi pour les ca‐ mionneurs.
Charles Bordeleau est aus‐ si d’avis que la police d’Ottawa n’aurait pas dû les laisser cir‐ culer au centre-ville. Il a toute‐ fois convenu que personne n’aurait pu prédire ce qui était pour se passer.
Le sentiment de confort après la fin de semaine
Lors de la première fin de semaine du convoi, les poli‐ ciers ont laissé toute la place aux milliers de manifestants. Une seule personne a été ar‐ rêtée lors des 48 premières heures. Le chef Peter Sloly a même vanté la bonne gestion de ses effectifs.
Pendant la journée de sa‐ medi, des manifestants ont envahi, sans masque, le Centre Rideau. L’établisse‐ ment a donc été contraint de fermer ses portes. Lorsque Mathieu Fleury, qui était alors conseiller municipal, a appris la nouvelle, il a senti que ce n’était plus une manifesta‐ tion, mais bien une occupa‐ tion.
Si tu ne viens pas d’Otta‐ wa, tu ne connais pas l’impor‐ tance du Centre Rideau. C’est un centre de services com‐ merciaux, de transports en commun. La vie du centreville d’Ottawa passe par le Centre Rideau, illustre Ma‐ thieu Fleury, qui a depuis tiré sa révérence de la politique municipale.
Ensuite, les gens d’Ottawa ont réalisé qu’ils étaient pris en otage. Les espaces publics ont été occupés par des mani‐ festants qui harcelaient [les ci‐ toyens].
Pierre-Yves Bourduas, exsous-commissaire adjoint à la GRC
Dimanche soir, beaucoup de manifestants ont choisi de rentrer à la maison tandis que les camionneurs n’ont pas li‐ béré la rue Wellington comme beaucoup de gens le croyaient et l'espéraient.
C’est à ce moment que, tactiquement parlant, il aurait dû y avoir une intervention. L’approche de non-interven‐ tion a perduré, avec les résul‐ tats que l’on connaît, soulève M. Bourduas.
Charles Bordeleau en vient à la conclusion que trois fac‐ teurs ont fait en sorte que les forces de l’ordre ont perdu le contrôle de l’opération. Tout d’abord, il a été permis d’ap‐ prendre à la Commission Rou‐ leau que Peter Sloly et ses deux adjoints n’étaient pas unis. M. Sloly avait également des différends avec ses autres partenaires, dit M. Bordeleau, en parlant des autres corps policiers et de la Ville d’Otta‐ wa.
De plus, la Commission de services policiers n’a pas joué son rôle de gouvernance. Elle a joué son rôle pour les camé‐ ras, clame-t-il à propos de l’en‐ tité qui a même exposé ses conflits sur la place publique.
Où était blanche? la table
Mathieu Fleury a occupé le poste de conseiller municipal de Rideau-Vanier de 2010 à 2022. Tout au long de son mandat, c’est Jim Watson qui a occupé les fonctions de maire d’Ottawa.
Je l’ai vu grandir à travers les crises. Chaque fois, il a utili‐ sé le même modèle clé en main qui fonctionnait : la table blanche. On voyait Jim Watson, accompagné de l’au‐ torité municipale. Pour la pan‐ démie, c’était la Dre Vera Etches. Pour les tornades et les inondations, c’était Antho‐ ny Di Monte. Jim [Watson] avait un plan, un état de la si‐ tuation et des actions concrètes, explique M. Fleury.
Selon Mathieu Fleury, l’uti‐ lisation de ladite table blanche aurait pu changer le cours de l’histoire au lieu de laisser la prise de décision au seul Peter Sloly.
Il y a eu un affaissement des responsabilités munici‐ pales, analyse l’ex-politicien.
Si la Ville avait été constante sur ses règlements, on n’aurait pas vu le phéno‐
mène de la farce, où on se re‐ trouve à Infoman avec des hot tubs et des concerts.
Mathieu Fleury, ancien conseiller municipal à la Ville d’Ottawa
Selon lui, le maire Jim Wat‐ son aurait dû déclarer l’état d’urgence bien avant le 6 fé‐ vrier, soit au 10e jour de l’oc‐ cupation. Ainsi, Doug Ford et Justin Trudeau auraient com‐ pris l’ampleur de la situation plus rapidement.
Le premier ministre de l’Ontario a, à son tour, déclaré l’état d’urgence cinq jours plus tard. Ensuite, Justin Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février, qui a précédé une importante opé‐ ration policière.